Le Jaguar Marine

 

Un Jaguar navalisé…

Avec un programme mené par l’équipe d’essais de Dassault, il n’est pas inintéressant d’évoquer les essais du Jaguar M prévu sur les porte-avions de la Marine nationale. Jacques Desmazures a bien voulu replonger dans ses souvenirs, à l’aide des rapports d’essais rédigés à l’époque. Ceci permet de découvrir la chronologie et la méthodologie pour navaliser un avion terrestre, un programme d’essais qui nécessite de 1 à 2 ans pour le mener à bien…

 

JAGUAR sur le PA
JAGUAR sur le PA

 

Ainsi, avant la première campagne de navalisation, le M05 va subir certaines modifications en vue de supporter les essais marins. Il s’agit notamment du réglage des volets de courbure, affichant 45° au plein braquage des volets internes et 31°30 pour les externes. La profondeur bénéficie de butées renforcées. Le fuselage reçoit les crocs pour le catapultage et la crosse pour l’appontage. Les autres modifications portent sur les réacteurs, le circuit carburant, le conditionnement air, le diabolo de train avant, le circuit électrique et le montage d’une caméra. Le M05 reçoit un siège éjectable Martin-Baker Mk9 au lieu des Mk4 des avions de série A français, acquérant ainsi la capacité “zéro-zéro” (vitesse-altitude) nécessaire en opérations embarquées.

La masse à vide équipée, avec le pilote, est de 7.540 kg pour le prototype M05 (F-ZWRJ). Les premiers rouleurs révèlent une pression inadaptée (9 bars) des pneumatiques avec un pneu endommagé par glissement de l’avion en PC sec. La pression sera ramenée à 5 bars pour les essais terrestres, la pression sur porte-avions devant être de 18 bars. Le M05 effectue son premier vol le 14 novembre 1969 à Melun, avec Jacques Jesberger, pilote d’essais Breguet. Au vol n°4, le 21 novembre, il est convoyé à Istres. Du 14 novembre 1969 au 6 février 1970, il effectue 23 vols totalisant 26 heures de vol, soit “un taux moyen de 9 vols par mois, la cadence de vol initiale de 6 à 7 vols par mois s’est fortement accélérée une fois la configuration aérodynamique pratiquement établie pour atteindre 12 vols par mois”, précise Jacques Desmazures dans son rapport d’essais en date du 21 mars 1970. Cette première campagne d’essai a pour but de mettre au point “un avion rapidement capable d’une première évaluation Marine sanctionnée par une campagne au RAE de Bedford”.

Les vols ont permis de choisir la configuration aérodynamique, de vérifier et comparer les qualités de vol de la version M avec celles des A et E, de déterminer les erreurs d’anémométrie et les étalonnages d’incidence puis de réaliser une première expérimentation du ravitaillement en vol (sec), des ASSP (Appontages simulés sur piste) et un dégrossissage des problèmes d’appontage et de catapultage.

 

Jaguar à l'apontage
Jaguar à l’apontage

 

Au premier vol, dès 170 Kt, “le pilote note un bruit énorme dans la cabine. L’avion d’accompagnement observe alors que les trappes arrière de trains principaux vibrent énormément et que la trappe arrière gauche est désaccouplée du train gauche. L’avion est ramené au terrain”. Un renforcement est effectué pour le second vol. Au cours des premiers vols (vols 5 à 14), de “fortes vibrations avaient été remarquées par le pilote en basse vitesse, rendant l’avion assez inconfortable à des incidences supérieures à 11°, principalement train sorti. Aussi, la première tranche d’essais a comporté l’étude de ces vibrations et la recherche de leur cause. On a dans un premier temps installé les quilles et fences de voilures, puis on a raccourci la perche de nez qui pouvait, de par sa longueur, entretenir des trains de vibration dans la pointe avant. Ensuite, divers essais ont été effectués avec démontages respectifs des portillons arrière, trains principaux et du bouclier de train avant. Les deux dernières modifications ont entraîné une amélioration certaine des qualités à basse vitesse de l’avion”.

Lors des vols 14 à 23, la configuration basse vitesse a été évaluée avec les volets décalés (43/33°), des saumons en bout d’aile, l’absence du bouclier de train avant et des portillons de trains principaux. Les problèmes de navalisation sont abordés avec manoeuvres de crosse, ASSP à Nîmes, étude de l’efficacité de la profondeur, vol avec bidons caméra aux points de voilure externe (configuration Bedford pour filmer la crosse ou l’élingue) et ravitaillement en vol.

Au premier avitaillement en vol derrière un Etendard IV équipé d’un bidon ravitailleur, “après deux séries de présentation derrière le cône de ravitaillement et un enquillage sec, le cône et le tuyau accrochent la perche de ravitaillement en vol, la séparation se fait brutalement avec rupture partielle du tuyau. Au retour au sol, on observe des impacts avec trous d’environ 4 mm de diamètre sur le premier étage du compresseur BP. L’origine de ces impacts provient de billes en acier arrachées du cône et ingurgitées par le moteur. Cet incident nécessite la dépose du moteur, son envoi à Tarnos et le changement de compresseur BP”. De plus, lors des ASPP effectués à Istres, “dans la configuration volets 40°, train sorti, le moteur 24 absorbe un oiseau. Il décroche aussitôt. La PC du moteur 29 est immédiatement allumée, les volets puis le train rentrés. L’avion effectue alors un tour de piste en reprenant de l’altitude et se pose en monomoteur. Au sol, on constate une très forte détérioration du compresseur et de la turbine BP. Le moteur a été renvoyé en usine”.

Pour les qualités de vol, un gain très net de stabilité avion lisse a été constaté après le montage des fences de voilure (cloisons à l’extrados canalisant l’écoulement aérodynamique) et de grandes quilles. L’avion initial est de plus équipé de volets alignés (même braquage) et non pas décalés pour améliorer les qualités de vol à basse vitesse, en configuration approche d’où l’étude du comportement volets braqués à fond, type approche sur porte-avions. Il apparaît que “train rentré, volets 40°, les positions de profondeur sont déjà très arrière. Ce phénomène s’aggrave train sorti”.

Première campagne d’essais

Les premiers vols ont montré un buffeting, débutant vers 10° d’incidence, nettement plus important sur le M05 que sur les autres Jaguar. Une instabilité en tangage s’instaure à partir de 13,5° en configuration volets 40° et train sorti, limitant l’incidence d’approche à 11° seulement. Les modifications entre le 05 et les autres prototypes portant sur la configuration du train, une attention est alors portée sur ce dernier. Différentes configurations (avec ou sans bouclier avant, avec ou sans portillons) permettent de révéler une indifférence de la profondeur au-delà de 13,5° d’incidence sans portillon ou une instabilité avec les portillons. Après un essai d’un bouclier de surface plus faible, ce dernier sera définitivement déposé au vol 12, avec une amélioration du comportement mais “sans résultat sur la position d’équilibre de la profondeur”. Ceci mènera donc au “débraquage” du volet externe avec le couple 43/33° et l’adjonction de saumons de voilure pour ne pas trop perdre en portance.

Une instabilité longitudinale suivie d’une instabilité en roulis est constatée par la suite. Sans les portillons de trains principaux, l’instabilité longitudinale devient légère, celle en roulis étant repoussée à de plus fortes incidences. A leur tour, les portillons sont donc déposés définitivement tandis que les saumons prouvent leur bienfait. Des essais de décollages sur piste type PA sont effectués avec la technique de catapultage “manche libre”. Le “manche est au plein cabré pendant tout le roulement initial avec relâchement brutal à la rotation jusqu’à une position prétrimmée correspondant à une pente de montée normale”. Côté approches et impacts, l’effet de sol est analysé. Son action n’est valable “que sur une hauteur de 1,50 m et son influence néfaste n’a guère le temps de se faire sentir dès que la vitesse verticale excède 0,50 m/s”. L’effet de sol tend en effet à annuler la “déflexion des filets d’air sur la voilure donc à faire reculer le foyer (aérodynamique). Cela crée, lors d’un atterrissage à assiette constante, un couple piqueur”. Le pilote “contre ce couple en braquant la profondeur. Lorsque la profondeur a atteint son efficacité maximale, par exemple parce qu’elle est en butée, l’avion soumis au couple créé par l’effet de sol, prend une vitesse de tangage à piquer”. En fait, “la traversée de l’effet de sol s’effectue assez rapidement. Le pilote cherche à faire un arrondi, étant à Cz déjà élevé, en approche, il se retrouve rapidement en position de profondeur très arrière. Le couple piqueur commence à se créer juste avant le toucher des roues”.

Pour les approches ASSP, la plage d’incidence entre 12 et 13,5° s’avère “très confortable” et “n’offre aucune difficulté”. Ceci doit permettre des “vitesses réelles comprises entre 135 et 141 Kt pour un avion à la masse de 9 tonnes”. Ainsi, “la performance minimale garantie pour un poids de 9,4 tonnes est assurée avec ces incidences puisque la vitesse réelle est comprise entre 139 et 136 Kt”. Des essais entre 14 et 15° d’incidence révèlent une “approche tout aussi confortable que précédemment, la seule réticence du pilote portant sur la visibilité”.

Sur Jaguar, le roulis est assuré, en l’absence d’ailerons – le bord de fuite de la voilure est utilisée en grande partie par les volets – par des spoilers et le différentiel des profondeurs. La loi optimale de ce différentiel ne dépend que de la vitesse. Pour les qualités de vol transversales du M05, le différentiel a été étudié pour l’optimiser, avec ou sans amortisseur de lacet. Il faudra ainsi moins de différentiel à faible vitesse sur le M05, la “pointe avant étant plus courte et donc moins déstabilisante”. Les essais portent encore sur la mesure des températures engendrées par les réacteurs sur un pont d’envol, avec les réacteurs orientés de 6 à 7° vers le bas du fait du rehaussement du train avant. Des jauges de température sont collées sur l’empennage horizontal et des “rangées de thermocolor peintes sur une plaque d’acier située derrière l’avion, de 10 m de long et 3 m de largeur”. Toutes les températures plaques seront inférieures à 200°C avec une stabilisation du pleins gaz PC durant 30 secondes pour un “catapultage normal”. Des catapultages “longs” ou “successifs” seront simulés. Parmi les points relevés durant cette première tranche d’essais, on note l’absence de verrouillage des portes de trains principaux au-delà de 210 Kt, imposant des modifications pour étendre le domaine jusqu’à 240 Kt.

En conclusion de son rapport, Jacques Desmazures précise que “la première tranche d’essais du Jaguar M05 a permis de définir une configuration aérodynamique satisfaisante, qui permet d’obtenir les performances contractuelles d’approche : la vitesse de 134 Kt à 8,8 tonnes a été démontrée. Cette configuration est susceptible d’améliorations (volets 45/30°), qui devront en particulier porter sur l’efficacité de la profondeur pour le catapultage. Mais d’ores et déjà, une campagne d’essais du RAE de Bedford est possible”.

(…)

Retour sur le Clémenceau

Après un chantier d’inspection et la réalisation de 30 vols, dont des entraînements ASSP des pilotes dans quatre configurations différentes, le M05 a rejoint à nouveau le Clémenceau le 5 octobre 1971. 21 appontages et catapultages seront réalisés jusqu’au 27 octobre avec une masse maximale au catapultage de 13.730 kg (6 bombes sous voilure et 1 bidon ventral). Cette masse n’est pas considérée comme une limite, ni par l’enfoncement ni par l’accélération (supérieure à 2 Kt/s) mais du fait des moteurs ne donnant pas la poussée nominale en post-combustion.

La masse maximale à l’appontage est de 9.450 kg avec une vitesse moyenne d’entrée dans les brins de 108 Kt, soit une vitesse-air de 138 Kt. Des criques ayant été observées sur les ferrures principales d’attache moteur, la campagne doit être interrompue, mais les objectifs principaux sont déjà atteints. A noter que les armements emportés sous les ailes, sauf s’il s’agit “d’engins chers”, sont largués en mer après catapultage lors des premiers essais pour éviter tout problème à l’appontage…

 

 Catapultage Jaguar
Catapultage Jaguar

 

Les essais sur le PA montrent que “la montée en accélération au catapultage est nettement moins rapide qu’à Bedford”. La pointe maximale est atteinte au bout de 1,1 seconde contre 0,6 s. Mais le “rapport de l’accélération maximale sur l’accélération moyenne (qui doit être inférieure à 1,2) est largement satisfaisant pour toute vitesse de sortie supérieure à 116 Kt”. Côté vitesse minimale, les résultats obtenus sont améliorés par rapport à ceux de Bedford, grâce à l’écoulement autour du porte-avions (accroissement local de l’incidence de 1,5° en sortie de pont), à une prise d’incidence plus rapide (nouvelle servo-commande de profondeur) et à l’augmentation de la poussée des réacteurs. Les enfoncements de trajectoire au niveau du centre de gravité seront évalués à 0,50 m au maximum.

Fin de partie pour le Jaguar M

Même si la progression des essais du Jaguar Marine a été notable depuis les premiers essais à Bedford, la Marine française ne va finalement pas retenir l’appareil en l’état, pour des raisons financières (le Jaguar M est coûteux et le prix de vente proposé ne peut pas permettre à l’Aéronavale d’atteindre le nombre d’avions souhaité) mais aussi son manque de réactivité en configuration monomoteur (n-1), à l’appontage ou lors d’une remise des gaz. La puissance d’un seul réacteur s’avère alors bien trop juste pour rendre confortable une telle phase de vol. Jacques

Desmazures a souvenir de voir Jacques Jesberger, après une remise de gaz monomoteur, ne gagner ni altitude ni vitesse pendant au moins vingt secondes…

De plus, la Marine juge l’autonomie insuffisante pour des missions en mer. Devant ces critiques, le projet d’une nouvelle voilure va voir le jour chez Dassault. Elle est la principale fautive des lacunes du Jaguar M, avec l’exigence d’une vitesse supersonique figurant dans le cahier des charges britannique qui va plomber le Jaguar M. Pour atteindre des vitesses supersoniques, il a fallu en effet retenir une voilure à l’épaisseur relative fine, ce qui limite d’autant l’emport de carburant dans les ailes… De plus, pour respecter la loi des aires, l’apex de voilure a reçu une forme courbe, empêchant l’installation de becs de bord d’attaque bien utiles pour augmenter la portance et ainsi diminuer la vitesse d’approche sur porte-avions.

  1. Czinczenheim (Breguet Aviation), conseiller de Marcel Dassault notamment en matière d’aérodynamique, préconise donc une nouvelle voilure pour le Jaguar M. Le projet étant accepté par Marcel Dassault, le chantier débute à Cazaux mais l’amiral Sanguinetti (état-major de la Marine) va s’opposer à ce projet. Ce sera donc, en janvier 1973, l’abandon définitif du Jaguar Marine. Marcel Dassault a compris que le programme est dans une impasse et il va donc proposer à la Marine une nouvelle version de l’Etendard, moins coûteuse que le Jaguar M. Ce sera le… Super Etendard qui connaîtra un meilleur sort.

N’ayant plus besoin du M05, la Marine rend le prototype au constructeur, ce qui va permettre de mener les essais de vrilles constructeur, assurés par Jean-Marie Saget. Ce dernier n’a enregistré que quelques vols sur le type avant d’attaquer cette phase critique (cf. chapitre “Essais de vrilles” en page 114).

“3 octobre 1969. Je suis lâché sur Jaguar pour étudier les limites de manoeuvre. Le F1 a un problème de ce côté-là à ce stade. C’est un avion bien différent de ceux auxquels je suis accoutumé, et les réacteurs sont bien délicats. Je le retrouverai quelques années plus tard en essais de vrilles”.

A l’issue de ces essais, le M05 effectue son dernier vol le 12 décembre 1975, aux mains de Jacques Jesberger. La cellule rejoint l’Ecole des Mécaniciens de l’armée de l’Air à Rochefort avant d’être confiée quelques années plus tard au Musée de l’Aéronautique navale, toujours à Rochefort où il est conservé depuis.

 

Jaguar et Super Etendard
Jaguar et Super Etendard

Tiré du livre de François Besse http://www.aerovfr.com/mes-livres-aeronautiques/autres-livres/du-vampire-au-mirage-4000/

5 réponses sur “Le Jaguar Marine”

  1. Si le livre contient autant de précisions sur les autres prototypes, son prix n’est pas exagérer 🙂

  2. Ce qu’il en reste dans la Marine (entendu d’un vieux pilote) “le Jaguar décolle parce que la terre est ronde”

  3. Réflexion que j’ai entendue des dizaines de fois. Bof ! Comme réponse, il suffit de regarder ce que cet avion a fait au cours de sa carrière.

  4. Essai du JAGUAR MARINE:

    Je pense me souvenir, étant à l’Escadrille 59 S en 1968, avoir réceptionné le JAGUAR MARINE piloté par Jean-Marie MARION, se posant à la BPAN HYERES, alors qu’il présentait des problèmes hydrauliques……mais à l’arrêt du réacteur des ailettes se sont détachées et tombées dans la tuyère d’échappement…………STUPEUR….du pilote et moi QM1 MECAE…………..et du PM LHER chef de piste des FOUGAS et ETENDARDS de la 59 S………………

    Pour INFO, j’ai retrouvé entre 1969 et 1972 Le L.V MARION à l’Escadrille 3 S, pilote sur MD
    312, ALIZE et N262 étant moi-même SM1 MECBO…………..Cordialement Yvon EUDO

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