Un commissaire à Épervier (part 1)

 

Le commissaire dont il est question n’est pas policier mais aviateur et il appartient au corps du commissariat des armées. Pour faire court il est responsable des aspects financiers, logistiques et juridiques dont on ne peut pas dire que ce fut le souci des responsables lors de déclenchement d’opérations type Épervier, Manta,… Pour resituer le récit de DEL FABRO, puisque c’est de lui dont il s’agit, le COMELEF, le colonel Pissochet, célèbre pour ces colères que j’avais subies pour certaines à Toul, avait un compte à régler avec les commissaires. Il le fit très bien en mettant aux arrêts de rigueur (pour un motif futile dont je fus témoin) et renvoyant par vol bleu en France le commissaire en place au début de l’opération. Le corps du commissariat mit un moment à s’en remettre et il lui fallu presque 2 mois à désigner son remplaçant qui arriva début avril ; pendant ces 2 mois, l’absence d’un commissaire se fit cruellement sentir. Pour vous donner une idée de la situation je vous joins un extrait de son récit ;

“Nous avons deux bonnes heures avant que je te présente au Comelef car le rapport quotidien à lieu à 18 heures, me dit-il. Aussi je veux en profiter pour te parler librement. Sur le plan de la logistique, nous manquons de tout. Le magasin d’habillement est vide. Idem pour le matériel. Pour les subsistances, nous n’avons pas encore de circuit de ravitaillement fiable, nous parons au plus pressé au jour le jour. A Moussoro, nous abattons des chameaux pour manger de la viande. Nous manquons cruellement de capacité en froid positif, quant au négatif, mieux vaut n’en point parler. J’ai demandé le détachement de deux frigoristes de l’ERCA, ils arriveront en principe par le prochain avion avec ce qu’il faut pour remettre en état le vieux matériel Manta. Sur les plans administratif et financier, s’il n’y a pas de catastrophe, c’est encore le western.”

Le récit de DEL FABRO comporte une cinquantaine de pages et c’est la raison pour laquelle, je vous le propose en 2 parties. Pour ceux qui ont fait les débuts Epervier, ça rappellera beaucoup de choses et pour les autres, vous aurez une idée des conditions de vie des personnels au début de l’opération et aussi et surtout “les miracles” que peut réaliser une personne animée du sentiment de vouloir faire avancer le système.

 

 

 

 

 

 

 

 

LES DEBUTS D’EPERVIER

 

Avril-Septembre 1986

 

Marc DEL FABBRO

 

 

                                                                                              Arma virumque cano (Virgile, Eneide)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avertissement : Il s’agit là d’une vision personnelle d’une histoire bien réelle. Si les faits sont exacts et tirés des notes prises au jour le jour et des archives écrites et photographiques de l’auteur, le choix des faits rapportés est éminemment subjectif et les opinions et jugements  émis n’engagent que lui.

 

Les clichés en illustration sont ceux réalisés par le SIRPA Air.

 

 

 

LES DEBUTS D’EPERVIER (avril-septembre 1986)

 

 

 

Le 14 février 1986, des aviateurs français atterrissaient à  N’Djamena. Ils volaient au secours du grand humaniste Issène Habré, menacé par les troupes de  Goukouni Oueddei armé et soutenu par feu le démocrate libyen Mouhamar Khaddafi. L’enlèvement, quelques années plus tôt et par le même Issène, de l’ethnologue Françoise Claustre puis l’assassinat du Commandant Galopin venu négocier sa libération, les atrocités qu’il avait commises contre les opposants et une partie du peuple tchadien étaient, une fois de plus, pudiquement passés par profits et pertes. Le 16 février, les avions français détruisaient, près de la frontière libyenne, la base aérienne de Ouadi Doum. Quelques jours plus tard, en représailles,  deux avions libyens bombardaient N’Djamena, manquaient la base française mais provoquaient une catastrophe nationale en détruisant la brasserie de bière GALA située en bout de piste. Ces événements signaient le départ de l’opération Epervier.

 

Elle se distinguait des précédentes  car, au grand dam de nos camarades terriens, elle était placée sous le commandement et la maîtrise d’oeuvre de l’Armée de l’Air. Depuis les opérations Limousin (1968), Bison (1972), Tacaud et Manta, l’Armée de Terre considérait en effet le Tchad comme la chasse gardée des Troupes de Marine et, malgré la perte irréparable de l’usine de bière, aurait volontiers remis le couvert.

 

Le fait que le Chef d’état-major des armées, de surcroît ancien Chef d’état-major particulier du Président de la République en exercice  fût un officier général de l’Armée de l’Air n’était probablement pas totalement étranger à cette dévolution, même si la réussite très relative (pour être indulgent) de la lourde et coûteuse opération Manta, terminée seulement quinze mois plus tôt, ne plaidait pas en faveur de la reconduction d’un commandement biffin.

 

Le sous-directeur personnel de la DCCA me contacta fin mars pour me demander si j’étais toujours volontaire pour partir au Tchad comme adjoint commissariat du Comelef. J’avais vingt-quatre heures pour répondre.

 

Fier que mes éminentes qualités aient enfin été reconnues et fait pressentir pour ce poste, je rappelai le soir même. Je m’aperçus, un peu désappointé, qu’elles n’y étaient pour rien: le commissaire primitivement envoyé au Tchad n’était resté que quelques jours et son successeur n’assurait qu’un court intérim.

 

Bref, on envoyait celui que l’on avait sous la main. J’appris également que je ne partirais pas pour la durée normale de quarante-cinq jours mais que, compte tenu de la période des congés et des problèmes de disponibilité consécutifs aux affectations d’été, je ne serais pas relevé avant septembre. Je m’étais cru homme providentiel, je n’étais qu’un bouche-trou. Mon amour propre en prit un vieux coup.

 

Je devais prendre des consignes. La deuxième région aérienne (Villacoublay) était en charge du support de l’opération. C’est le Commissaire Colonel Macquignon, adjoint du Commissaire Général Estrangin directeur régional, qui coordonnait l’ensemble du support logistique et financier. Je connaissais très bien ce dernier. Son accueil fut chaleureux et amical. Le Commissaire Colonel Macquignon m’était inconnu. Je découvris un homme bienveillant et calme, qui faisait face avec sérénité à une situation difficile et compliquée.

 

Il faut se replonger dans le contexte pour comprendre. L’opération avait été  déclenchée sans préavis aucun. Du jour au lendemain, un millier d’hommes, des avions, des moyens techniques (radars, batteries anti-aériennes, canons et missiles) avaient été projetés sur deux sites (N’Djamena et Moussoro), totalement démunis du support indispensable à leur mise en œuvre. Pas de mess ; pas de moyens de conservation froid ; pas de circuit de ravitaillement en vivres ; une eau à peine potable à cause d’un château d’eau piégé au départ des libyens ; une alimentation électrique aléatoire et sporadique ; pas de logements aménagés ; aucun équipement vie ; évidemment pas de climatisation alors qu’on se trouvait au plus fort de la saison sèche ; un service médical embryonnaire ; quelques rares véhicules ; des sanitaires réduits à leur plus simple expression…  Les trois premiers jours, les militaires avaient dormi à l’extérieur, la tête sur le sac, s’étaient nourris des rations de combat avec lesquelles ils étaient arrivés et vêtus avec le paquetage sommaire qu’ils avaient apporté.

 

Ce n’était pas tout : la situation politique française était loin de faciliter les choses. Quelques jours après l’arrivée des militaires français, le premier gouvernement de cohabitation était entré en fonction et avait hérité du bébé. Les deux têtes de l’exécutif se regardaient en chiens de faïence, chacune attendant l’autre au tournant. Dans ces conditions, aucune directive claire relative à la conduite des opérations n’était à attendre des autorités politiques et le CEMA devait naviguer à vue.

 

Enfin et surtout il s’agissait d’une première pour l’Armée de l’Air qui, jusqu’alors, n’avait jamais eu la maîtrise d’oeuvre d’une telle opération et pour le Commissariat de l’Air qui se trouvait en première ligne. Cela peut paraître invraisemblable à nos jeunes camarades qui, dix ans après leur sortie de l’école, ont quasiment tous participé à une ou deux opérations extérieures, généralement en coopération internationale, en bénéficiant d’une logistique musclée, ravitaillés par convois routiers et gros porteurs Antonov, ayant à leur disposition des kits et check-lists où tout est programmé. Nous n’avions absolument rien de tout cela : un cargo DC8 (20 tonnes) par semaine, un Transall (5 tonnes) 2 fois par semaine, quelques camions en provenance de Douala, pour l’ensemble de l’opération, opérationnel et logistique confondus…

 

Il avait donc fallu parer au plus pressé avec les moyens du bord, c’est à dire, pour reprendre une expression familière aux aviateurs, « avec la bite et le couteau »,  sachant que si, en principe, chacun était muni de la première, rares étaient ceux qui avaient songé à inclure le second dans le paquetage.

 

La priorité, qui allait évidemment à la « survie » du personnel et aux moyens d’entamer les opérations militaires, avait relégué au second plan la mise en place d’une administration digne de ce nom. Les paiements se faisaient en liquide, les formalités réglementaires étaient réduites à leur plus simple expression, le bordel administratif et financier généralisé. Il n’y avait pas de bureaux, pas de machines à écrire, pas de formulaires, pas de registres, pas de coffre, pas de locaux autres que des bâtiments pillés ou en ruines. Les seules liaisons avec la métropole se faisaient par télex et par téléphone Syracuse. L’ordinateur, Internet et le  téléphone portable étaient encore dans les limbes.

 

Le Commissaire Colonel Macquignon avait donc quelques soucis. Il m’expliqua calmement la situation, fit le point et résuma en quelques phrases ce que serait mon travail : assurer au Comelef les moyens de son action, veiller à l’amélioration des conditions de vie du personnel, et faire mon possible pour établir une administration et des finances conformes à la réglementation. J’aurais, pour ce faire une large autonomie et une sous délégation du ministre. La 2ème RA me soutiendrait au maximum. Enfin, un personnel de qualité serait affecté en la personne d’un adjoint officier des bases expérimenté et de deux officiers (dont un commissaire lieutenant) plus un adjudant-chef affecté aux tâches de vérification et de contrôle.

 

Je fus également reçu par le Directeur Central en la personne du Commissaire Général Burdin qui confirma ces instructions et, sans me dissimuler les difficultés de la tâche, m’assura que le service tout entier serait à mes côtés.

 

Je dois dire que tous tinrent parole.

 

En conclusion, tout ceci ne respirait guère l’optimisme. A en croire ces hauts responsables du service, j’allais tomber dans une apocalypse administrative doublée d’une pétaudière inconfortable, commandée par des furieux qui se souciaient de la bonne administration, de la gestion et de la régularité des comptes comme de leur première tenue de campagne.

 

Je n’ai jamais attaché beaucoup d’importance à ce qu’on pouvait me dire de mes futurs emplois, car j’ai toujours pensé que mieux vaut découvrir les choses par soi-même et se fier à son propre jugement. En attendant mon départ, je continuai donc à dormir du sommeil du juste. Je mis toutefois à profit les quelques jours qui restaient pour lire attentivement le brûlot (« Opération Manta ») que le Colonel Arnaubec, sous le pseudonyme de Spartacus, avait consacré à la précédente intervention française. Sous le nom de l’esclave révolté, cet officier de l’Armée de l’Air en poste à l’état-major en 1983 et qui avait été mon commandant des promotions à Salon, dénonçait les errements, les stupidités, les insuffisances, les fautes, les manquements voire les détournements qui avaient caractérisé cette opération. Quelques-uns de ces personnages étaient encore en place, y compris l’attaché militaire au Tchad, dont il faisait un portrait féroce. « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté », chante Guy Béard. Arnaubec fut donc exécuté sur l’autel de la vérité et y perdit ses étoiles. Il y gagna l’estime de beaucoup et le fait de pouvoir se regarder dans la glace sans rougir. Dans cette histoire, tout le monde ne peut pas en dire autant.

 

Je partis un peu après la mi-avril. A mon départ de Taverny, il neigeait. A mon arrivée à N’Djamena vers 14 heures, il faisait 45°. A l’ouverture de la porte du DC8, un air brûlant et suffocant fit irruption dans la cabine En posant les pieds sur le sol, je ressentis la chaleur du goudron à travers les semelles de mes chaussures. C’était mon premier séjour en Afrique.

 

J’avais voyagé assis à côté d’un officier du 15ème régiment du Génie de l’Air, le   LtCl CAZALAA, petit, mince, vif et doté d’un sympathique accent du sud-ouest. Lorsque nous nous fûmes présentés, il manifesta un enthousiasme étonnant : il était heureux de me rencontrer car nous allions devoir travailler ensemble et il comptait sur moi. Interloqué, je lui demandai en quoi je pourrais l’aider. Il m’expliqua qu’il devait, avec son régiment du génie, refaire la piste de l’aéroport et l’élargir pour la mettre aux normes 747. En effet, les gros porteurs avaient les réacteurs extérieurs qui traînaient en dehors de la piste et, au décollage, ils avalaient poussière et sable ce qu’ils appréciaient assez peu. Je me rappelai alors ce qu’expliquait Arnaubec dans son bouquin : lors de la précédente opération, on s’était contenté de couler à grands frais un simple ruban de goudron sur le sable de part et d’autre de la bande de roulement. Au premier décollage de 747, les réacteurs avaient soufflé le goudron qui avait décollé en même temps que l’avion. L’affaire avait été étouffée,  mais les millions envolés n’avaient pas été perdus pour tout le monde. Quoi qu’il en soit, mon colonel génial et aéronautique comptait sur moi pour trouver les cailloux nécessaires, les acheter et les acheminer jusqu’à la piste, son rôle étant de les répartir solidement de part et d’autre d’icelle avant de les recouvrir de bitume. Un peu inquiet, je lui demandai s’il en fallait beaucoup : non, finalement assez peu, à peine plus de quinze mille tonnes, mais d’une qualité très spéciale qu’il faudrait faire homologuer par un laboratoire métropolitain. Il allait donc falloir carotter dans différents endroits du globe terrestre pour déterminer quel était le produit ad hoc, passer le marché, puis transporter le tout à N’Djamena. Peut-être faudrait-il d’ailleurs aller chercher les cailloux assez loin car au Tchad, on trouve surtout du sable. Enfin, sans nul doute, je me débrouillerai à merveille, n’est-ce pas ?

 

Après quelques instants de silence consacrés à traiter in petto toute la strasse commissariale qui s’était bien gardée de m’informer de la chose de divers qualificatifs qui s’écrivent avec une initiale suivis de points de suspension, j’assurai mon interlocuteur de ma totale disponibilité. Je n’avais jamais de ma vie passé un marché, j’ignorais tout de la procédure et de la réglementation car à ni à la fac ni à Salon je n’avais ouvert un manuel de marchés publics. J’étais sensé savoir et je ne savais rien. C’était un début en fanfare. Mon affirmation dut néanmoins paraître convaincante car mon interlocuteur rasséréné poussa un soupir de soulagement qui ne fit que m’inquiéter davantage.

 

A ma descente d’avion, je fus accueilli par mon prédécesseur Eric Minnegheer, toujours aimable, avec l’humour et la distanciation distinguée qui lui sont habituels et en font le plus agréable des camarades.

 

Il faisait une chaleur infernale. Il me fit monter dans sa voiture de service (une somptueuse 4L) et, après avoir récupéré mon paquetage, m’emmena prendre un jus de fruit glacé dans un bar rustique situé au bord du Chari, sous de grands arbres où régnait une très relative fraîcheur.

 

« Nous avons deux bonnes heures avant que je te présente au Comelef car le rapport quotidien à lieu à 18 heures, me dit-il. Aussi je veux en profiter pour te parler librement. Sur le plan de la logistique, nous manquons de tout. Le magasin d’habillement est vide. Idem pour le matériel. Pour les subsistances, nous n’avons pas encore de circuit de ravitaillement fiable, nous parons au plus pressé au jour le jour. A Moussoro, nous abattons des chameaux pour manger de la viande. Nous manquons cruellement de capacité en froid positif, quant au négatif, mieux vaut n’en point parler. J’ai demandé le détachement de deux frigoristes de l’ERCA, ils arriveront en principe par le prochain avion avec ce qu’il faut pour remettre en état le vieux matériel Manta. Sur les plans administratif et  financier, s’il n’y a pas de catastrophe, c’est encore le western. Mon adjoint ne vaut rien, mais il part la semaine prochaine et tu auras du personnel de pointe en remplacement. Les choses vont donc s’améliorer, mais, soyons clairs, il y a du travail. Pour faire face aux besoins logistiques, notamment en matière de subsistances, j’ai commencé à discuter avec le représentant d’Air Afrique, un ivoirien, ancien de l’école du commissariat, et avec les commerçants libanais locaux, afin d’affréter un avion-cargo par semaine, moitié eux, moitié nous. Cela nous permettra de nous ravitailler en frais et surgelé à partir de Rungis dès que nous aurons la capacité de stockage en froid. Il n’en faut rien dire au Commissariat pour l’instant, ils feraient les pieds au mur. Tu as une délégation du ministre, sers t’en et mets les devant le fait accompli. C’est le seul moyen de s’en tirer Si je le peux avant mon départ, je signerai le contrat  moi-même. Quant aux chambres des sous-officiers et des hommes du rang, elles sont situées dans des bâtiments ouverts à tous vents et dans lesquels on a simplement installé lits de camp et moustiquaires, sans aucun meuble de rangement. Le Comelef est un caractère, mais il est l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Si tu fais l’affaire, tu pourras compter sur lui, sinon, tu seras viré avec des jours d’arrêt : ici, il est surnommé « le boulanger du désert » à cause des pains… Je pars dans trois jours, donc tu auras le temps de faire le point et je te montrerai tout ce qui est important.  Pour ce qui est du site de Moussoro, la situation est bien pire, mais on ne peut pas tout régler à la fois. Ah, autre chose : Ici, il fait très chaud, on fait de la viscosité mentale, alors ouvre un cahier et note tout. Tu verras, c’est un bon conseil ».

 

 

 

 

 
  

 

 Deux heures plus tard, Minnegheeer me présenta au Comelef, le Colonel Hector PISSOCHET. Quoiqu’ affecté à Taverny, je ne l’avais jamais rencontré et le connaissais seulement de réputation. Son accueil fut courtois, rapide et carré. Il était manifestement sur la réserve et attendait de voir venir. Son adjoint, avec lequel il partageait un bureau spartiate situé dans une baraque Fillod qui servait de PC  était le Colonel PEIFFER. Le commissaire et le médecin chef cohabitaient dans un bureau situé à quelques mètres, dans la même Fillod.

J’assistai le soir même au rapport quotidien et l’on me présenta aux cadres de l’opération. Rapport d’une vingtaine de minutes, où l’on allait directement à l’essentiel, sans fioritures, sans perte de temps, et où le Comelef donnait des ordres clairs, précis… et d’exécution immédiate.

 

Les trois jours suivants furent consacrés à la visite du dispositif et Minnegheer fut un mentor impeccable. Il me montra tout ce que je devais voir, m’expliqua tout ce que je devais savoir, souligna tout ce qui devait être fait, me présenta les correspondants Tchadiens et étrangers, civils et militaires, privés et fonctionnaires, avec lesquels j’aurais à travailler et surtout me mit en garde contre ce et ceux  qui pouvaient poser problème ; bref, il fut parfait. J’étais un peu noyé, mais, comme il me l’avait conseillé, je notais tout et m’en portai bien. Je lui dois beaucoup.

 

Je découvrais un monde nouveau, à des années lumières de mon quotidien. L’Afrique, la chaleur, les odeurs, les gens, les mentalités, les habitudes, la plus extrême pauvreté, les maisons détruites, les traces des combats en ville, la corruption généralisée, la nonchalance, la résignation….

 

Finalement, les choses ne se présentaient pas si mal: bien sûr, tout ou presque restait à faire, mais Minnegheer avait clairement identifié les problèmes et lancé des chantiers. Il fallait donc poursuivre et foncer pour achever ce qui avait été commencé avant de développer ces nouveaux projets ; cela avait au moins le mérite de laisser un peu de temps sans se poser de questions.

 

Trois jours après le départ de mon prédécesseur, les nouveaux cadres arrivèrent et la moitié de l’équipe fut relevée (le séjour était limité à 45 jours compte tenu des conditions de vie et la relève avait lieu par moitié toute les trois semaines).

 

La relève était à la hauteur. Je reçus une équipe de cadres qui, très vite, se révéla optimale. Elle se composait du Capitaine Guy FONTARNOUX (adjoint), du Commissaire Lieutenant Philippe ROUSSELOT (subsistances), du Lieutenant Jaime ESCORIHUELA (matériel, hébergement, habillement) qui avait temporairement quitté son poste de chef de cabinet du Directeur central.

 

Ceux qui les ont connus comprendront qu’il s’agissait d’une équipe de luxe, alliant intelligence, dynamisme, débrouillardise et bonne humeur. Leurs remplaçants furent ultérieurement les  Capitaines MORISSET puis VIGILANT et les commissaires Lieutenants ESQUE puis FRANCOIS qui furent aussi bons.

 

Le plus : ces trois-là se connaissaient très bien et s’entendaient de même, se comprenant d’un simple regard, ayant entre eux des automatismes de travail et une confiance mutuelle totale.

 

Le quatrième larron était l’adjudant-chef Jean Pierre MEUNIER. Il m’était affecté comme sous-officier commissariat, chargé de la vérification. Ce fut la cheville ouvrière qui permit la remise en conformité de toutes les procédures administratives et comptables. Jeune en âge, flegmatique devant l’imprévu, doté d’un humour très british, connaissant à fond l’administration et la comptabilité, (finances, personnel, matière…), en quelques semaines, sans avoir l’air d’y toucher et avec le sourire, il mettra fin au far-west administratif en passant de service en service, sans que j’aie à intervenir sinon pour approuver  ses compte rendus quotidiens et lui apporter un appui constant.

Et surtout, ils avaient deux qualités essentielles : l’humour et la loyauté. Travailler avec eux, même dans les conditions difficiles que nous connaissions, était un véritable plaisir.

 

Pour exercer mon commandement, je me tins de manière stricte aux règles élémentaires : écouter beaucoup, parler très peu, réfléchir seul, commander clairement et par écrit en respectant la voie hiérarchique, ne jamais donner d’ordre inexécutable, laisser mes subordonnés agir dans leur domaine de compétence et ne pas intervenir à tout propos mais venir toujours à leur aide en cas de difficulté, contrôler l’exécution des ordres et susciter l’initiative et la réflexion de chacun.

 

Vis à vis du Comelef, j’adoptai des règles simples : ne rien dissimuler, rendre compte systématiquement de toutes les actions entreprises et de l’exécution des ordres reçus, exposer  les problèmes et difficultés rencontrés et les solutions mises en œuvre pour y faire face, exposer les motifs et raisons de mes décisions et surtout lui ficher la paix avec tout ce qui ressortissait à mon niveau de compétence.

Je découvris rapidement, après une période où je me sentis observé de près, que le Comelef n’était pas le fou furieux que certains m’avaient décrit. Comme chef, il faisait penser à Clemenceau. Cet homme était un bloc. Doté d’une détermination et d’une énergie extraordinaires, il écoutait toujours ce qu’on lui disait,  analysait très vite et décidait de même. La décision prise, il exigeait alors une exécution immédiate, sans réticence aucune, toute tergiversation déclenchant une colère jupitérienne et cataclysmique. Ceci bien compris, c’était un homme très fin, avec un « cœur gros comme ça », se considérant en charge et responsable de chacun de ses hommes. Je l’ai vu agir dans des circonstances où l’homme se révèle  dans sa vérité et je l’en ai toujours admiré. Qualité rare, ses ordres donnés il laissait agir ses subordonnés mais ne les abandonnait jamais sans aide devant un problème qu’ils ne pouvaient résoudre d’eux même. J’y reviendrai.

 

J’ai adoré travailler sous ses ordres. Je ne veux pas dire par là que c’était de tout repos, mais avec un chef de ce type, on peut sans crainte aller au bout du monde, et c’est tout naturellement que l’on réalise des choses dont on se serait cru incapable. On se sait soutenu et l’on y va. Cette confiance se répercute alors naturellement à tous les échelons. Il fut remplacé plus tard par le Colonel Claude GAUTIER qui, dans un style différent, moins explosif,  fut également un patron remarquable. Le CEMAA, il faut le dire, mit à la tête de l’opération ce qu’il avait de mieux.

 

L’organisation était la suivante : le Comelef commandait l’ensemble du dispositif interarmées. Il disposait d’un chef d’état-major et d’adjoints spécialisés dont un adjoint commissariat. A ce titre, je relevais directement de lui. Les différentes composantes Terre, Marine et Air relevaient chacune de leurs chefs respectifs, tous placés sous les ordres du Comelef. La composante Air, située sur la base principale de N’Djamena (Base KOSSEI) avait à sa tête un commandant de plateforme, commandant de la base. J’exerçais également les fonctions de commissaire de base. J’avais donc une double subordination. Cela aurait pu être complexe, mais en réalité c’était très simple : la forte personnalité des deux Comelefs successifs assurait l’unité de commandement sans avoir à se poser de question. Les militaires de l’Armée de Terre étaient stationnés au Camp Dubut, voisin de la base, enfin il y avait un détachement à Moussoro, chargé de la veille radar.

 

Il me faut dire un mot de l’unité et de sa place dans le dispositif. La LOG (c’est ainsi qu’était désignée mon service) était composée de 4 officiers dont deux commissaires, d’une bonne trentaine de sous-officiers répartis entre le matériel, l’hébergement, la finance, la restauration, le service des achats et le détachement de Moussoro. Un seul sous-officier ancien et expérimenté par service, tout le reste étant des jeunes, voire très jeunes, dynamiques et ardents. S’y ajoutait une agence postale mise en place par la poste aux armées comprenant un capitaine et deux sous-officiers. Le personnel était exclusivement masculin car, à cette époque reculée où le principe de parité ne nous avait pas encore ébloui de sa lumière, on considérait que les femmes n’avaient pas leur place en opérations. Cela peut paraître à nos jeunes une monstruosité pithécanthropique mais nous avions des excuses, étant issus d’une génération où un auteur, pourtant très progressiste comme Paul Guimard n’hésitait pas à écrire « Pour se détendre, les hommes font la guerre et les femmes font les courses » et où les parents expliquaient aux enfants que c’était aux filles de mettre le couvert et aux garçons de descendre les poubelles.  Heureusement, les choses ont bien changé et les mères de famille ont maintenant le droit de s’étriper sur les champs de bataille et d’y larguer  des bombes à fragmentation, ce qui contribue grandement à leur épanouissement personnel et constitue une indéniable avancée de la civilisation.

 

Enfin il fallait compter environ trois cents tchadiens, recrutés, gérés, payés, employés aux tâches les plus diverses, manutentionnaires, aides en cuisine, hommes de ménage et d’entretien, lavandiers (chaque homme changeait deux fois par jour de tenue : le linge sale récupéré dans un sac plastique au pied de chaque lit à sept heures du matin était rendu lavé, repassé et plié dans le même sac disposé sur le même lit à 13 heures le même jour).

 

Mon prédécesseur avait eu la bonne idée de réquisitionner un grand bâtiment dans lequel, à l’exception du mess, tous les services étaient installés : administration, finances, poste, habillement, matériel, logement, magasins, achats. L’accès en était aisé et le regroupement des services facilitait le travail.

 

Le rôle de l’unité dans le dispositif épervier était essentiel. Dans un pays dévasté par plus de vingt ans de guerre, situé à plusieurs milliers de kilomètres de la métropole, pourvoir à la vie d’un millier d’hommes, restauration, habillement, logement, les gérer sur les plans administratif et financier, leur consentir des avances de solde, ravitailler et mettre en place toute la logistique nécessaire à la vie et aux opérations, passer des contrats, effectuer tous les achats locaux…. le tout dans des conditions de vie très difficiles et dans des locaux en ruines qu’il fallait rénover par soi-même avec les moyens du bord, n’était pas une sinécure.

 

Nous avions cependant plusieurs atouts : contrairement à ce qui m’avait été dit avant mon départ, le principal était l’importance que le commandement -et au premier chef le Comelef- attachait à l’administration et à la logistique sans lesquelles, disait-il, le Général Eisenhower n’aurait jamais réussi les opérations militaires de 1944-45. Cette importance se traduisait bien sûr par une grande exigence mais aussi par la conscience de nos difficultés, un soutien sans faille, un appui constant auprès des autorités centrales et par l’attention portée à notre travail. C’est ainsi que le Comelef, son chef d’état-major ou le commandant de base venaient souvent en personne, dans le bâtiment de l’unité, se rendre compte de ce qui s’y faisait. Chaque fois que nous terminions la réfection des locaux, lorsque nous créâmes les chambres, la bibliothèque, le cinéma de plein air, le magasin-foyer, les aménagements divers, ils vinrent inaugurer les installations en présence du personnel qui constatait ainsi l’intérêt porté à leur travail et leurs réalisations.

 

Ensuite, le personnel était jeune et disponible H24, 7 jours sur 7. Pas de famille, pas de sorties, pas  ou peu de loisirs. Tout était à créer, chacun y allait de son idée et de son initiative,  ce qui était motivant car toute idée pour améliorer le système était très bienvenue. 

 

C’est ainsi que, la journée de travail terminée ou pendant les moments creux, chacun se transformait en menuisier, maçon, électricien, plombier, peintre… Nous avions hérité, comme tout le monde d’ailleurs, de bâtiments pillés, ruinés, portes, fenêtres, fils électriques et sanitaires arrachés. Il fallait tout remettre en état. Le service des achats écumait donc toutes les ressources locales et celles du Cameroun voisin, pour ramener vaille que vaille ce qui nous était indispensable et le distribuer selon les besoins. Pas une journée ne passait sans qu’un commandant d’unité ne m’adresse une liste de fournitures indispensables qui correspondaient à des besoins réels et urgents. Il n’était pas question de dire non, seule une  question de priorité pouvait différer -et seulement différer-  la satisfaction des demandes qui visaient en premier lieu à améliorer les conditions de vie et de travail.

 

Enfin, l’unité était extrêmement bien considérée par l’ensemble du personnel de l’opération. Nous étions en effet ceux par qui les choses deviennent possibles, ceux qui pouvaient répondre positivement aux demandes de tous ordres pour satisfaire aux besoins divers et ils étaient nombreux. Tous étaient conscients de nos efforts et nous en savaient gré. L’ambiance de l’unité s’en trouvait littéralement dopée et je peux dire sans exagération que nous travaillions dans la joie, chacun mettant ses talents particuliers au service de tous.

 

La journée commençait à 6 heures. On déjeunait vers 13 heures et on se reposait jusqu’à 16 heures 30 à cause de la chaleur. Le rapport quotidien de commandement avait lieu à 18 heures précises. A 18 heures 30 je tenais mon propre rapport avec mes officiers et les chefs de services. Ce rapport, qui durait moins de trente minutes et se tenait debout dans le hangar du magasin d’habillement, était public, c’est à dire que pouvait y assister (sans intervenir) l’ensemble du personnel  de  l’unité disponible. A l’issue, un rafraîchissement était servi (l’alcool était interdit sur l’ensemble du casernement) et chacun pouvait discuter quelques minutes librement sans formalisme aucun. Cette méthode, qui m’avait été proposée par Fontarnoux, était excellente : chacun était informé de la vie et des problèmes de l’unité et savait quels étaient les objectifs. La conversation qui s’ensuivait permettait d’échanger librement des informations, de prendre conscience des difficultés, de récolter idées et suggestions, de profiter de l’intelligence de chacun. Le dimanche était un jour de travail un peu allégé, mais le rapport était maintenu.

 

Ces horaires (hormis ceux des rapports) étaient théoriques et souvent à rallonges. Lorsqu’un avion arrivait la nuit, il fallait accueillir l’équipage, le loger, le nourrir. Toutes les trois semaines, la moitié de l’effectif de l’opération (plusieurs centaines d’hommes) était renouvelée. Les opérations d’incorporation se déroulaient le plus souvent la nuit. C’est pourquoi mes hommes dormaient sur des lits picots situés sur leur lieu de travail, mess, magasin d’habillement, services administratifs.

 

Pénétré de la pensée de Saint Augustin pour qui « un minimum de bien être est nécessaire à la pratique de la vertu », je décidai rapidement d’y créer des chambres dignes de ce nom pour en faire un véritable lieu de repos et non plus de camping sauvage. On y aménagea des chambres collectives (avec cloisonnement individuel) munies de sanitaires et douches, dotées d’armoires d’un frigo et d’une fontaine d’eau fraîche. Le Comelef vint inaugurer la première. Il en fut satisfait et imposa cette formule à l’ensemble des unités qui se trouvaient astreintes à un service permanent. Les cadres (officiers et sous-officiers supérieurs) étaient logés dans des fillods aménagées en chambres à deux lits. J’avais une chambre que je partageais avec un commandant du 13ème RDP. Nous nous voyions assez peu car le plus souvent, lui dormait dans des endroits lointains, dans le désert de l’autre côté de la frontière libyenne,  et moi en ville, dans une maison mise à ma disposition par des expatriés français, ce qui me permettait de recevoir commodément les personnes extérieures à l’opération avec lesquelles j’avais à travailler, sans le faire savoir urbi et orbi. En fait, je n’utilisais ma chambre que pour la sieste de l’après-midi et lorsque je devais partir en avion dans la nuit ou très tôt le lendemain matin.

 

Le problème immédiat qui se posait avec le plus d’acuité était celui de la restauration et de la conservation des denrées. Il fallait servir chaque jour un millier de petits déjeuners, de déjeuners et de dîners. En outre, compte tenu des horaires de travail, un casse-croûte devait être distribué à une très grande partie du personnel. Enfin quatre à cinq mille bouteilles d’eau devaient être distribuées chaque jour compte tenu de la chaleur (les militaires du génie de l’air consommaient au minimum six bouteilles par jour et par personne…). Le pain était fabriqué sur place par un boulanger tchadien qui avait construit un four en terre. Le pain, très bon, était cuit sur des tôles ondulées et il fallait fournir un minimum de 400 kg de farine/jour.

 

La matière première arrivait par plusieurs circuits :

  • des achats locaux aux producteurs Tchadiens : achats en petites quantités et de qualité très inégale (viande de bœuf à bosse, poulets (dits poulets bicyclettes), salades… Achats indispensables, plus pour faire tourner l’économie locale que par véritable nécessité, compte tenu des faibles quantités ;
  • des achats en France, amenés par bateau à Douala puis par camion à travers le Cameroun (1700 km de mauvaises routes et de pistes inondables six mois sur douze) Délai entre commande et arrivée : environ 6 semaines. Concernait surtout le boîtage, la farine, l’épicerie, l’eau ;
  • Des achats au Cameroun, à un fournisseur devenu traditionnel lors des opérations précédentes, pour les légumes et fruits, pris sur place à Ngaoundere par rotation d’un transall. Qualité très insuffisante, beaucoup de déchets, prix élevés. Délai entre commande et arrivée sur place : 10 jours ;
  • Des achats aux commerçants libanais établis au Tchad, rapides mais à des prix stratosphériques.

Il fallait donc organiser le circuit de ravitaillement de manière stable, fiable et à un coût raisonnable. Je tenais tout spécialement à maintenir les achats aux producteurs tchadiens pour des raisons évidentes d’impact direct sur l’économie locale. Ces achats ne pouvaient être que marginaux et occasionnaient plus de travail que les achats groupés à l’extérieur, mais il fallait encourager la production locale. Deux impératifs furent fixés : la qualité devait être au rendez-vous et les prix raisonnables. On vit donc de plus en plus de petits producteurs venir vendre quelques cageots de salades de fruits, des poulets vivants… et être payés sur le champ.

 

Le circuit de ravitaillement par bateau/camion à travers le Cameroun fut bien entendu maintenu, devint régulier et planifié. Ce circuit économique en prix permettait de ravitailler les grosses quantités d’eau, de farine, tout le boitage et l’épicerie.

 

Début mai, Rousselot et Fontarnoux me firent constater que le fournisseur de Ngaounderé, un exploitant agricole français expatrié qui, à chaque opération française au Tchad, se fabriquait des génitoires en métal précieux et avait tendance à considérer l’armée française comme une vache à lait,  passait les bornes : sa livraison était d’une qualité inadmissible : légumes flétris, fruits tachés… bref, la moitié à fiche en l’air.

 

 

Mes deux officiers me dirent alors qu’il devait être possible de trouver d’autres fournisseurs à Douala. Je les y expédiai toutes affaires cessantes. Deux jours plus tard ils revinrent enthousiastes : Ils avaient découverts, par l’intermédiaire d’un transitaire français, un exportateur camerounais qui envoyait en France fruits et légumes. Nous fîmes donc une expérience en ramenant un transall bourré jusqu’à la gueule de produits frais qui se révélèrent d’une qualité irréprochable et à un prix sans commune mesure avec ceux pratiqués à Ngaoundere. Je me fis donc un plaisir d’envoyer le premier fournisseur sur les roses lorsqu’il se manifesta faute d’avoir reçu la commande habituelle. Par la suite, nous ravitaillâmes également du poisson. Une liaison aérienne hebdomadaire fut organisée avec Douala. Ce mode de ravitaillement nous permit d’améliorer immédiatement la qualité et la variété des repas.

 

 

 

Le meilleur restait à venir. La veille de son départ, Minnegheer avait pu signer avec  Air Afrique le contrat qu’il avait négocié. Cela nous garantissait, chaque semaine, un minimum de 10 tonnes sur un DC8 cargo à un prix intéressant (de l’ordre de 15 F/kg s’il m’en souvient bien). Mais avant de mettre en œuvre ce contrat, il nous fallait une capacité et froid positif et négatif bien supérieure à celle que nous possédions. Le commissariat nous avait envoyé deux frigoristes. Ces sous-officiers se mirent au travail et tout le vieux matériel Manta demeuré sur place fut progressivement remis en état. Un atelier de préparation froide fut créé grâce à un groupe de réfrigération et nous eûmes, en quelques semaines, une capacité froide dont nous n’aurions pas osé rêver à mon arrivée.

 

Le premier DC8 cargo se posa à N’Djamena début juin. Il transportait une douzaine de tonnes de produits alimentaires frais et surgelés en provenance de Rungis. Le lendemain, le repas de midi comportait crudités, steack frites, yaourts aux fruits ou camembert, et cerises…

 

Le contrat passé avec Air Afrique était, il faut le dire, une idée de génie de mon prédécesseur. Elle contribua de manière déterminante à la normalisation de la situation du service de restauration. Le succès de cette initiative fit taire les critiques attendues, cependant, son caractère novateur suscita bien des réticences. Je compris, lors de mes échanges téléphoniques avec les autorités de la 2ème RA (le système de communication satellitaire Syracuse était depuis peu en service) qu’on ne voyait pas sans regret et un peu d’amertume l’externalisation, avant que le terme ne fût à la mode, d’une mission de transport logistique au profit des armées. C’était plus la nostalgie de ce que le Général de Gaulle appelait « la splendeur de la marine à voile » qu’une critique explicite ; ce regret, exprimé de manière diffuse, n’en était pas moins réel. J’eus conscience d’avoir abandonné une glorieuse tradition et un peu trahi le dogme de l’autarcie des armées. Les choses ont bien changé depuis. Si je  n’avais eu conscience qu’il n’était pas possible de violer impunément davantage les idées admises depuis des lustres, j’aurais volontiers affrété la totalité de l’avion et fait transporter par la compagnie civile non seulement les denrées alimentaires, mais aussi tout le matériel et l’habillement… Cela nous aurait considérablement facilité les choses… et serait revenu infiniment moins cher au contribuable que le transport par Transall. Mais enfin, c’était déjà très bien comme cela.

 

Comme annoncé par mon prédécesseur, j’eus quelques difficultés avec l’attaché de défense auquel il m’avait présenté et contre qui il m’avait fort judicieusement mis en garde. Il appartenait à l’espèce rimapithèque vulgaris qui est, avec le plasmodium falciparum, vecteur du paludisme, une des plaies endémiques des pays tropicaux. Celui-ci, qui appartenait au sous-genre des cons péremptoires, avait pour obsession de m’imposer de passer exclusivement par son intermédiaire pour tout ce qui était achats, marchés, relations avec l’administration locale…, bien sûr exclusivement dans notre intérêt et pour nous éviter les déboires dus à notre inexpérience. Il avait l’intelligence et la culture d’une borne kilométrique, en était resté à la conception de Jules Ferry sur la mission civilisatrice de l’homme blanc et  m’avait exposé que, pour mettre fin à la chaotique situation tchadienne, la seule solution serait le retour à l’administration directe,  les théories de Lyautey et le discours de Brazzaville n’étant qu’utopies de progressistes impénitents. Son adjoint était un capitaine de la même espèce, sous-genre des cons verbeux, exposant, à la  manière pompeuse et ampoulée d’un  notable de préfecture de  la Troisième République, des considérations aussi plates que son électro-encéphalogramme. L’un ou l’autre m’appelait chaque jour pour me recommander tel ou tel fournisseur ou prestataire de service avec qui il fallait absolument travailler.

 

Bien entendu, je disais oui à tout et n’en faisais qu’à ma tête.

 

L’attaché de défense ne fut pas long à s’en apercevoir. Lorsqu’il commit l’erreur de m’envoyer une note écrite me recommandant un fournisseur et m’intimant de traiter avec lui, je m’empressai de le faire recevoir par le Cre. Ltt. Rousselot. Il lui proposa à la vente tout un stock de conserves grand format qu’il avait, par je ne sais quelle entourloupe, récupéré au départ de Manta. Ces boites, stockées depuis près de deux ans dans des conditions faciles à imaginer,  étaient bombées, oxydées et de toute évidence impropres à la consommation. Rousselot me démontra sans peine qu’il ne pouvait être question de traiter avec cet honnête commerçant. Comme j’avais une lettre et que je savais qu’il avait déjà tenté, pour le même motif, la même manœuvre avec Minnegheer qui avait dû alors faire intervenir vigoureusement le Comelef, je décidai de vider l’abcès une bonne fois pour toutes. Je  rédigeai donc un rapport  à son intention en  produisant le mot de l’attaché militaire,   précisant que je me refusais à conclure le marché et demandant des instructions, sans omettre de rappeler son intervention précédente. Afin d’éviter les retombées radioactives, je partis sur le champ en hélico à Moussoro où j’avais des problèmes à régler. A mon retour le lendemain, je trouvai sur mon bureau mon papier annoté par le comelef : « Commissaire, je vous interdis d’avoir désormais la moindre relation que ce soit avec l’attaché de défense. Vous n’irez plus le voir et me rendrez compte chaque fois qu’il vous appellera. Je vous interdis également de traiter avec toute personne qu’il vous recommandera. Vous n’avez pas à répondre à sa demande, je vais m’occuper personnellement de ce monsieur ». J’appris par son adjoint qu’à la lecture de mon rapport les murs avaient tremblé et que l’attaché militaire avait essuyé simultanément ouragan et  séisme, classés tous deux au-delà de leurs échelles de Beaufort et Richter respectives. Après quoi, ajoutait-il, le chef  avait été de bonne humeur toute la journée.

 

De tout mon séjour, je ne vis plus l’attaché militaire et son adjoint, ni ne les eus au téléphone. Je n’en fus pas fâché.

 

L’affaire qui avait nécessité ma présence à Moussoro n’était pas banale. Situé à 280 km au nord-est de N’djamena, Moussoro est la capitale administrative du Barh-El-Ghazal. Il s’agit d’un carrefour caravanier qui regroupe environ trois mille d’habitants. Le fort a été construit sur une hauteur, à quelques centaines de mètres du village, dans les années 1910 au début de la colonisation française, et fait irrésistiblement penser à celui du film Fort Saganne. Moussoro reste dans l’histoire de France pour avoir vu passer la division française libre de Leclerc en route vers Faya Largeau et Koufra début 1941 et avoir reçu le Général de Gaulle qui y prononça un discours en 1942. Une piste d’atterrissage en terre permet son ravitaillement par Transall. Nous y avions mis en service un radar Aladin capable  de détecter avec un préavis suffisant les incursions éventuelles des avions libyens qui venaient bombarder N’Djamena. On y avait également installé un leurre susceptible d’attirer vers lui les missiles anti-radar qui auraient visé l’installation principale, missiles made in France que nous avions eu la bonne idée de vendre aux libyens quelques années plus tôt et qu’ils étaient susceptibles de retourner à l’envoyeur.  Une dizaine de sous-officiers mettaient en œuvre ce matériel et une compagnie, tantôt de troupes de marine, tantôt de légionnaires, y était stationnée  pour protéger ces valeureux aviateurs et leur équipement. Quelques autres militaires de l’Armée de l’Air assuraient le support vie  de l’ensemble. Inutile de préciser que se retrouvaient à Moussoro l’ensemble des difficultés rencontrées N’Djamena à la puissance N. S’y ajoutaient alternativement les exigences habituelles des troupes de marine c’est à dire la bière, ou celles des légionnaires, amateurs de ciment, de planches, de tôles, de clous et autres matériaux de construction qui leur permettaient, à chaque opération, de remettre le fort en état.

 

Se posait également une question particulière dont m’avait entretenu à plusieurs reprises le médecin chef d’Epervier avec qui je concubinais dans notre bureau commun. Ce problème était celui de l’état de santé de ces troupes viriles qui se trouvaient frappées en proportion importante, et dans l’organe même qui faisait leur fierté et l’objet de leurs mâles conversations, par une affection qui provoquait brûlure, douleur, fièvre et difficulté à uriner. Cette maladie se contracte communément lorsque le militaire isolé loin de ses foyers, cherche réconfort et affection dans des lieux que n’atteignent ni la prophylaxie ni les antibiotiques.

 

Cette situation préoccupait fort notre Diafoirus en chef, qui disposait certes de l’arsenal thérapeutique nécessaire, mais était désarmé pour lutter contre la cause première des ravages provoqués par le tréponème, c’est à dire la nature humaine. Lorsqu’il m’en informa, je répondis simplement que la chose n’était pas nouvelle puisque les troupes de l’autre François (celui de Marignan) s’étaient trouvé confrontées à la même difficulté pendant les guerres d’Italie près de cinq siècles auparavant. Cela ne l’avait guère réconforté. « Je ne comprends pas, ajoutait-il, comment des individus pourtant dotés d’un cerveau en ordre de marche peuvent, sans aucune précaution, aller tremper le biscuit alors qu’ils connaissent les risques auxquels ils s’exposent ». Ce à quoi je répondais invariablement que si le Créateur, dans Son Infinie Bonté, avait doté l’homme d’un pénis et d’un cerveau, il avait omis de le munir d’une capacité sanguine suffisante pour permettre à ces deux organes de fonctionner simultanément. Cette explication théologico-médicale avait le don de l’énerver prodigieusement.

 

Il y avait un second sujet d’inquiétude, connexe au premier. Chaque soir, un minimum d’une douzaine de clampins faisaient le mur et se baladaient dans Moussoro à la recherche de l’âme sœur. L’état sanitaire des militaires prouvait qu’ils la trouvaient sans peine. Nous n’étions donc pas à l’abri d’une malaventure causée par un frère, un mari ou un parent vengeur de l’honneur familial. Quid alors des conséquences médiatiques qui auraient pu aller jusqu’à remettre en cause l’opération elle-même ?

 

Le seul remède efficace connu depuis qu’il y a des villes de garnison est bien connu. Ce sont les établissements spécialisés où les militaires peuvent épancher leur trop plein d’énergie, les lupanars pour appeler un chat un chat. Il y en eut en France comme hors métropole. S’ils avaient, depuis la guerre disparus stricto sensu du territoire national comme d’ailleurs l’ensemble des maisons closes, la pratique en avait perduré au dehors. Il y en avait eu en Indochine, en Algérie et lors de toutes les opérations extérieures là où étaient stationnées les troupes. Au Tchad, les dernières dataient de Manta, et il y en avait encore une à Moussoro deux ans plus tôt. C’est, il faut le dire, le seul moyen réaliste de régler le problème médical et celui de l’ordre public, la surveillance sanitaire et l’encadrement disciplinaire s’effectuant sur place.

 

J’étais donc soumis à une pression de plus en plus forte, tant de la part du médecin chef que du chef de détachement qui, à chacune de mes visites, se livrait à des allusions de plus en plus transparentes et qui, je le compris assez vite, allait, si je ne m’en occupais pas moi-même, faire n’importe quoi.

 

Inutile de dire que j’étais très embêté. D’une part, il y avait quand même un problème de légalité qui n’était pas mince, et d’autre part, une question plus politique : en cas d’indiscrétion, si par exemple un entrefilet était paru dans la presse métropolitaine sur le fait que l’armée française avait renoué avec la tradition du Bordel Militaire de Campagne, je me serais retrouvé très vite tout seul et tout nu, et je doute fort que mon Directeur Central et le commandement m’eussent voté les félicitations du jury.

 

Je tergiversai tant que je pus mais il arrive un moment où, comme l’écrit Dante dans le chant qu’il consacre à la mort d’Ugolin, « Piu che l’ dolor potè l’ digiunio » (plus que la douleur, le jeûne fut puissant ; vers par lequel Ugolin, enfermé avec ses enfants dans une tour hermétiquement murée, justifie qu’il finisse par les dévorer).

 

Je me résolus donc à franchir le pas. J’allai voir le chef de village qui accueillit mes  circonlocutions embarrassées sans étonnement aucun et me mit tout de suite à l’aise. Pour créer la structure ad hoc, il fallait, me dit-il, contacter Fatimé de Gaulle, qui se trouvait être la présidente, pour Moussoro, de la Ligue pour la Promotion et l’Emancipation de la Femme Tchadienne. Ni le nom ni la fonction ne s’inventent… Cette accorte personne avec qui je me mis en relation aussitôt, se trouvait être la fille d’un ancien soldat de la division française libre qui, comme souvent au Tchad, s’était fait appeler du nom de son idole et l’avait transmis à ses descendants. Nous négociâmes l’implantation des locaux dans une concession comportant plusieurs maisons en terre entourées d’un mur du même métal et dotée d’un frigo à pétrole pour les boissons fraîches. Les tarifs furent négociés de même, à savoir 1500 CFA la secousse, terme local qui éclaire bien la nature de la prestation offerte. Le personnel fut sélectionné par Madame la Présidente et il me fut demandé d’agréer le choix après essai, proposition que je déclinai poliment, mon adjudant-chef Meunier m’ayant déclaré avec son flegme britannique « mon commandant, laissez la faire, ça n’a aucune importance,   une bite n’a pas d’oeil », qui est une vérité frappée au coin du bon sens.

 

Tout le monde fut satisfait de cet arrangement. Le médecin assurait une visite bimensuelle et, me disait-il, avec le traitement prescrit, une omission éventuelle n’aurait aucune incidence sur la sécurité sanitaire du dispositif ; le commandant du détachement avait établi un roulement par élément de section ; l’ordre public de la bourgade ne risquait plus d’être compromis ; les troubles de santé disparurent ; le personnel  féminin du bouzbir et, au-delà, l’ensemble de la communauté moussorienne trouvait là une contribution financière appréciée ; deux sentinelles en armes postées à l’entrée de la concession assuraient la sécurité chaque soir, ce qui était quelque peu surréaliste. Une soirée était réservée aux militaires de l’armée de l’air. Avec mon adjudant-chef, je fréquentai moi-même  à plusieurs reprises cet établissement que j’avais baptisé « Centre Culturel Marthe Richard ». Pour une question de prestige (le chef doit s’élever au-dessus des contingences) et aussi pour des motifs plus personnels je bornais ma consommation à celle des boissons fraîches. Je dois dire que ce furent des soirées extraordinaires au sens premier du terme. On s’asseyait en cercle en plein air, dans la nuit, à la lueur des lampes à pétrole, avec Fatimé et ses donzelles, nous buvions une bière ou un coca et discutions agréablement. Les jeunes filles étaient gaies, d’une gentillesse inaltérable et certaines plutôt jolies. Nous restions une heure ou deux puis rentrions au camp, sortions les lits picots en plein air et nous endormions sous un ciel plein d’étoiles d’une pureté absolue, propice aux méditations pascaliennes sur la place de l’homme dans le silence éternel des espaces infinis.

 

Sans que je n’en parle jamais de manière explicite, le commandement de l’opération fut évidemment informé et ferma pudiquement les yeux, probablement soulagé. Se trouva également vérifié l’axiome que m’avait enseigné un commandant de la mission d’assistance militaire à qui je m’étais ouvert du problème et qui m’avait dit : « Avec les troupes de marine, il faut satisfaire en priorité aux besoins de deux organes : l’estomac et les testicules » (c’était un garçon fort bien élevé, qui, en dehors de sa profession militaire exerçait les fonctions de diacre à la cathédrale).

 

Quant à moi, vingt-cinq ans plus tard, je m’interroge encore et traîne  un petit caillou dans ma chaussure, le scrupulum latin. Ai-je bien fait ? Sur le plan du droit, évidemment non.  Sur celui de la morale non plus. Quel était le degré de consentement des jeunes filles ?  Pourtant qu’aurais-je pu faire d’autre ? L’argument selon lequel j’avais choisi le moindre mal est détestable, il peut couvrir (et il l’a fait parfois) les pires ignominies. Alors ? Qu’en diraient nos jeunes commissaires qui tiennent maintenant, sur les opex, des postes de conseiller juridique ? Comment les choses se passent-elles de nos jours, car sauf à changer l’homme, à quoi je ne crois absolument pas, je reste persuadé que le problème continue à se poser. Me reviennent alors les paroles du graduel de la messe de requiem : « in memoria aeterna erit justus, ab auditione mala non timebit » (le juste sera gardé en mémoire et ne craindra rien du jugement). Je n’étais pas, à l’époque, certain d’être le juste en question. Je ne le suis pas davantage maintenant. Ce qui est fait est fait, qui veut me juger le fasse.

 

Depuis son arrivée, mon compagnon de voyage, le Génie de l’Air, n’avait pas non plus manqué de travail. Ses troupes bouchaient les fissures de la piste avec du bitume fondu, par des températures qui au soleil dépassaient les 60 degrés, et lui-même arpentait le nord Cameroun à la recherche d’une carrière dont les cailloux auraient pu convenir à son élargissement. Après plusieurs semaines de vaines recherches, l’administration centrale l’informa qu’un carottage s’était révélé positif. Il m’apprit la nouvelle un soir au rapport et me demanda de l’accompagner chez le propriétaire de la carrière pour conclure le marché. Je m’étais auparavant fait sérieusement briefer par le payeur de l’ambassade afin d’obvier à mon ignorance en la matière, mes deux années à Salon ayant davantage été consacrées à   lutiner les jeunes provençales et à l’étude comparative des restaurants de la région qu’à celle des marchés publics (à ce qu’on m’a dit, ces temps sont heureusement révolus et les élèves commissaires, devenus enfin sérieux, suivent un enseignement de très haut niveau, ce que je n’ai bien entendu aucun mal à croire).

 

Nous nous rendîmes donc en hélicoptère chez l’entrepreneur en question. Il habitait dans un trou perdu à plusieurs centaines de kilomètres, dans la région de Wasa au Cameroun, à l’écart de toute agglomération et route entretenue, au pied de grandes collines, dans une bâtisse sur pilotis qui ressemblait un peu aux maisons coloniales des Antilles. Lorsque nous arrivâmes, vers dix heures du matin, nous découvrîmes un vieil espagnol affalé dans une chaise longue, sur la terrasse, devant une table basse où était posée, dans un seau à glace, une bouteille de champagne rosé déjà bien entamée. Il était entouré de trois jeunes camerounaises très légèrement vêtues (la chaleur sans doute), la plus âgée devant avoir quinze ou seize ans et dont les seins qu’on faisait plus que deviner sous le tee shirt trop petit, avaient non seulement la forme d’obus mais aussi manifestement la fermeté.

 

Nous apprîmes rapidement qu’il s’était expatrié au Cameroun à la suite d’un malencontreux séjour dans les rangs de la division SS Azul qui, au côté des allemands, villégiaturait sur le front de l’est vers Léningrad en 1942-43, séjour  qui l’avait conduit à maintenir une distance prudente avec les tribunaux de la vieille Europe.

 

Il avait créé son entreprise d’extraction de marbre et de ballast depuis une trentaine d’années sans être jamais retourné au pays. Il en cultivait visiblement la nostalgie. Triste et long comme un jour sans pain, notre espagnol neurasthénique, en exil avec ses jeunes camerounaises, caressait les plus noirs desseins.

 

Lorsque nous lui eûmes exposé notre intention, il nous amena sur les lieux d’exploitation pour nous montrer, nous dit-il, « sa petite industrie ». Sur le trajet, les vers de Hugo chantaient dans ma tête « c’était un espagnol de l’armée en déroute… et qui disait à boire, à  boire par pitié ».

 

La « petite industrie » de l’espagnol était effectivement petite mais n’avait d’industrie que le nom. A quelques kilomètres de sa maison, au bout d’un chemin raviné de fondrières et à peine carrossable en 4×4, dans une saignée ouverte à flanc de colline, une douzaine de camerounais faméliques et misérables tapaient sur des rochers avec masses et barres à mines. On se serait cru dans le sud profond d’avant la guerre de sécession, et l’on n’aurait pas été surpris  d’entendre ces pauvres hères chanter « Old Man River », chaînes aux pieds.

 

Il nous fallait quinze mille tonnes de ces cailloux, et il nous les fallait à N’Djamena avant que la saison des pluies ne rendît les pistes  impraticables ce qui laissait seulement quelques semaines… Alors que je pensais par devers moi «là, on est vraiment dans la merde» j’entendis mon camarade Dugénie murmurer « on n’est pas sorti de l’auberge ». A la formulation près, nous étions du même avis.

 

De retour chez l’industriel, devant une nouvelle bouteille de champagne rosé, nous expliquâmes quels étaient nos besoins, et dans quel délai il fallait que la marchandise soit rendue à plusieurs centaines de kilomètres de là. Cela ne l’émut pas outre mesure. Il se contenta de nous dire « je vais embaucher ». Nous insistâmes sur les quantités et délais. Il se contentait de répéter « je vais embaucher » en remplissant les verres.

 

En vol vers N’Djamena, il nous fallut nous pincer pour comprendre que nous ne vivions pas un mauvais rêve. Pourtant, quelques jours plus tard, nous dûmes constater qu’une noria de véhicules improbables qui, dans une vie antérieure, avaient dû être des camions et qui, dans leur état présent auraient donné des envies de suicide à un fonctionnaire de l’administration des mines, se présentaient en une file ininterrompue au pont de Chagoua qui, sur le Chari, joint le Tchad au Cameroun.

 

Le plus invraisemblable de l’affaire fut que, trois mois plus tard, la piste était bel et bien terminée.

 

Le premier gros porteur à en décoller, un C5A Galaxy de l’US Air Force, piloté à notre grand étonnement par un équipage exclusivement féminin, était venu livrer à l’armée tchadienne des lance-roquettes russes BM 21 rachetés aux égyptiens (c’est l’Afrique…). Avec Dugénie, nous assistâmes au décollage, lui, pâle comme un mort et moi un peu crispé mais cependant rasséréné à l’idée qu’en cas de destruction de la nouvelle bande de roulement il serait fusillé un peu avant moi. Le décollage eut lieu pleins gaz, l’avion s’éleva…et la piste resta en place. Vingt-cinq ans plus tard, elle y est encore. Les cailloux étaient les bons. Nous eûmes droit aux félicitations de la chef d’antenne de la CIA venue assister aux opérations, une grande fille sympathique  prénommée Lorraine, malheureusement dotée d’un physique très éloigné de celui d’une James Bond girl.

 

En matière de logistique, je me trouvais confronté parfois aux demandes les plus surprenantes. Un soir, après le rapport, je fus abordé par le chef du détachement marine (ce détachement se composait d’une quinzaine de marins qui armaient un Bréguet Atlantic). Les marins sont, chacun le sait, un peu particuliers. Leur demande l’était tout autant : ils avaient urgemment besoin d’un WC chimique. De leurs explications quelque peu confuses je retins qu’il leur semblait peu digne et convenable de poser leur maritime postérieur sur un chiotte utilisé par le tout venant de l’armée française, à savoir tout ce qui ne portait pas veste bleue à deux rangées de boutons.

 

Dans un premier temps, j’eus très envie d’envoyer la marine française au bain qui, après tout, est son  élément naturel. Un instant de réflexion me fit pourtant entrevoir la possibilité d’un marché moralement condamnable  mais qui pouvait se révéler intéressant. Je fis donc miroiter au marin la possibilité de satisfaire son souhait certes légitime mais non prioritaire au regard des exigences de la mission, en contrepartie d’un vol de longue durée sur son aérodyne peint en gris. En principe, la chose était interdite  suite à un accident aérien qui avait, il y a peu, coûté la vie à plusieurs membres du Bagad de Lann-Bihoué. Cette interdiction concernait tous ceux qui n’avaient pas de fonction à bord, m’indiqua-t-il, mais si j’acceptais de figurer sur la feuille de mission comme observateur, alors la chose devenait possible. Le deal malhonnête fut donc conclu sur ces bases car je m’arrange  fort bien avec ma conscience qui est bonne fille.

 

Je fis simplement rajouter un WC chimique à l’état hebdomadaire envoyé à la 2ème RA  et l’édicule nous fut livré par le premier avion sans autre forme de procès.

 

Après un passage par garage où je le fis peindre en gris, orner d’une cocarde tricolore traversée  par l’ancre de marine et après avoir fait inscrire au pochoir sur ses quatre faces les mots «  Honneur, Patrie, Valeur,  Discipline » je le remis solennellement au chef du détachement au cours d’une émouvante cérémonie à l’occasion de laquelle je prononçai quelques vibrantes paroles soigneusement choisies et librement inspirées de l’Oceano Nox du Père Hugo (O combien de marins…). De peur que la bouteille de champagne ne puisse se briser sur les cloisons plastiques de l’esquif défécatoire ce qui porte malheur, nous dûmes la boire. Dur métier.

 

 

C’est ainsi que je devins, je le crois, le seul commissaire de l’air a avoir effectué en tant qu’observateur, une mission de guerre sur Bréguet Atlantic, valorisant ainsi sans aucun scrupule mes annuités de retraite.

 

Pour le trésorier, l’urgence était d’avoir enfin un coffre-fort. J’ai déjà indiqué que les paiements se faisaient pour la quasi-totalité en numéraire. Le DC8 de l’Estérel nous apportait chaque semaine une mallette de billets que le trésorier réceptionnait et sur laquelle il veillait nuit et jour car il dormait (mal) dans son bureau. Le pauvre homme n’en pouvait plus et  j’avais droit à des doléances quotidiennes. Dès que la situation logistique fut moins tendue, je commandai donc à regret le coffre-fort en question,  sachant que ses 1500 kg représentaient le quart de la charge utile d’un Transall sur la distance.

 

Quelques jours plus tard, Fontarnoux m’informa de l’arrivée non pas d’un, mais de deux coffres.  Si le premier fonctionnait normalement, il nous fut impossible, même après intervention des armuriers pourtant spécialisés dans la mécanique de précision d’ouvrir le second. A l’évidence, on avait gaspillé en pure perte 1500 kg de charge utile. Le trésorier était soulagé, car il avait quand même un coffre utilisable, Fontarnoux s’amusait de la sottise, quant à moi j’étais fou de rage.

 

Alors que je méditais le message sanglant que j’allais envoyer à l’Etat-Major, le patron de l’unité des canons antiaériens me donna l’occasion de me défouler. Au rapport du Comelef, il demanda à tous les commandants d’unité de bien vouloir lui confier tous meubles métalliques hors d’usage, plaques de tôles irrécupérables, bref tout ce qui pouvait servir de cible à ses canons. Je l’interrogeai pour savoir s’il était intéressé par un coffre-fort de 1500 kg et je vis à la lueur de son œil que la réponse était évidente.

 

Je procédai donc à la réforme administrative du coffre, le classai dans la catégorie « à détruire sur place » puis demandai au canonnier en chef de venir récupérer l’objet. Le transport sur le champ de tir ne fut pas une sinécure mais le spectacle de l’exécution du coffre à laquelle je ne manquai pas d’assister en valait la peine. En effet, je pus constater que, faute de clé ad hoc, un coffre-fort de 1500 kg s’ouvre facilement à l’aide d’un bitube de 20. Ensuite, curieuse exception aux lois de l’aérodynamique, grâce au canon, le même coffre, dont la traînée est pourtant supérieure à la portance vole très bien, et enfin, malgré son poids et en absence de course d’élan, il ridiculise n’importe quel champion olympique de saut à la perche.

 

De retour à mon bureau, je pus assouvir ma vengeance. Je rédigeai un long message « j’ai l’honneur de vous rendre compte… » relatant la réception du coffre inutilisable, ma décision inévitable de réforme et les modalités de la destruction qui en était la suite logique. Je fis part  également des commentaires (dont ceux-ci-dessus ne donnent qu’une faible appréciation) que m’inspirait son exécution et terminai en précisant que, face aux canons, le coffre-fort du Commissariat de l’Air avait fait preuve d’un stoïcisme digne de l’antique. Pour parfaire le tout, je n’adressai pas directement le message à la DRCA mais l’envoyai sous couvert du CO-AIR de façon à ce que les plus hautes autorités en aient connaissance et qu’il y ait des retombées. Apparemment il y en eut puisque la vacation téléphonique suivante avec le responsable du matériel de la DRCA secoua quelque peu le câble hertzien. A défaut de me faire des amis, je m’étais débarrassé de ma colère, ce qui est excellent pour le teint et bon pour le moral.

 

 

 

 

Le personnel du service de restauration vivait l’enfer, ou plutôt en enfer. Le mess mixte était installé dans un bâtiment en dur et les cuisines dans un hangar attenant, quatre murs surmontés d’un toit en tôle. La chaleur épouvantable qui y régnait naturellement était accrue par les cinq roulantes type Marion qui fonctionnaient à l’essence. Elle était telle que des phénomènes de vaporisation de l’essence se produisaient en amont des brûleurs provoquant retours de flammes et allumages explosifs. Des hommes étaient quotidiennement victimes de malaises et les passages d’un jour ou deux sous perfusion à l’infirmerie étaient fréquents. Cependant, un soir, après le rapport, alors que je m’entretenais de cette question avec quelques-uns des cuisiniers, un caporal-chef me demanda « mon commandant, pourquoi n’avons-nous pas des Rosières au lieu des Marion, le problème serait résolu et il nous suffirait de deux roulantes au lieu de cinq ? ». A ma question de savoir ce qu’était une Rosières, il ouvrit des yeux un peu effarés par une ignorance indigne d’un officier supérieur, commissaire de surcroît, et me répondit qu’il s’agissait du tout dernier modèle de cuisinière roulante de campagne, qu’elle fonctionnait au fuel et non pas à l’essence, qu’elle était d’un fonctionnement sûr, pratique, qu’elle ne dégageait aucune chaleur par rapport aux Marion,  que ce matériel existait dans les entrepôts des ERCA et que les cuisiniers qui avaient eu l’occasion de les tester en rêvaient la nuit.

 

J’interpellai aussitôt Fontarnoux, Rousselot (en charge des subsistances) et Escorihuela (matériel) en leur indiquant que je venais d’avoir une idée lumineuse, qu’eux-même auraient dû y songer depuis longtemps mais on n’est pas aidé et il faut penser à tout soi-même, bref pourquoi n’avions-nous pas des Rosières au lieu de ces Marion dangereuses et dépassées ?

 

Je vis immédiatement à leur tête qu’ils me pensaient mûr pour l’asile, catégorie malade nécessitant mesures de contention et  traitement médicamenteux massif.

 

Puis mes trois officiers m’expliquèrent lentement, à voix douce et persuasive, comme s’ils s’adressaient à un enfant légèrement déficient intellectuellement à qui il faut bien détailler les choses pour qu’il les assimile, que la vie était plus compliquée que je ne le pensais. Certes, ce matériel existait, il répondait parfaitement à nos besoins, son utilisation était de nature à résoudre tous nos problèmes, mais il ne fallait pas songer à en obtenir sous peine de se faire inutilement du mal.  Il s’agissait de cuisines roulantes de dernière technologie, un petit bijou de matériel de campagne, il y en avait seulement trois ou quatre dans chaque ERCA car elles étaient très chères et on les y conservait précieusement. Une ou deux fois par an, au cours d’un exercice et en présence des plus hautes autorités béates d’admiration, on les sortait de la naphtaline pour la formation du personnel, on en profitait pour faire quelques photos que l’on faisait paraître ensuite dans le bulletin de liaison du commissariat puis, après un cantique d’action de grâce (Merveille, mes yeux ont vu merveille…), on les rentrait dans les entrepôts pour qu’elles ne soient pas souillées par la concupiscence de ceux qui auraient pu en avoir besoin. Les commissaires chargés du matériel, les officiers, les sous-officiers qui en avaient la garde auraient préféré céder leur propre fille plutôt que se séparer de leurs roulantes qui, lorsqu’ils en parlaient, faisaient rosir leur joues et allaient jusqu’à provoquer, du moins chez les plus jeunes, une discrète érection. Leur conclusion était simple : je pouvais toujours demander, jamais je n’aurais les Rosières.

 

C’est là que je commis une erreur d’appréciation majeure.

 

Non pas que je ne fisse pas confiance à mes officiers ni que j’ignorasse la propension innée des garde-mites à considérer qu’on leur arrachait les yeux chaque fois qu’ils devaient se séparer de quelque chose, mais l’intérêt qu’il y aurait eu à nous donner satisfaction me paraissait tellement évident qu’un refus me semblait inconcevable.

 

En quoi j’eus bien tort.

 

D’autant plus qu’il aurait été facile d’obtenir satisfaction en appliquant  une méthode qui avait précédemment fait ses preuves. Quelques semaines auparavant, nous avions conçu et dessiné à N’Djamena, les plans d’une armoire démontable en bois et cornières d’acier qui permettait à la fois le rangement des effets personnels et l’établissement d’une séparation entre les lits picots des chambrées de sous-officiers, assurant ainsi un peu d’intimité et de tranquillité à chacun. Ces meubles, connus depuis sous le nom d’ »armoires type Epervier » étaient fabriquées par l’ERCA d’Evreux. Pour obtenir ce résultat sans perdre des semaines en négociations épuisantes, j’avais envoyé à Paris le lieutenant Escorihuela porteur des plans du meuble et d’une lettre personnelle et manuscrite à l’intention du Directeur Central, court-circuitant ainsi tous les échelons de la hiérarchie. La méthode avait remarquablement fonctionné puisque nous avions reçu les premières livraisons à peine trois semaines plus tard.

 

Devant les mises en garde justifiées de mes officiers, j’aurais dû employer la même méthode et je suis bien certain que nous aurions obtenu satisfaction sans coup férir, la décision « d’en haut » s’imposant sans difficulté « en bas ».

 

Mais, exception fâcheuse à mes principes, j’agis sans réfléchir et passai simplement commande des Rosières dans l’état hebdomadaire récapitulatif adressé par message à la DRCA.

 

La semaine suivante, comme sœur Anne, je ne vis rien venir. Le matériel commandé était là, à l’exception des Rosières. Aucune explication.

 

Je renouvelai donc ma demande en la justifiant et en insistant sur l’importance et l’urgence du problème. Je me mis ainsi tout seul dans la nasse.

 

Quelques jours plus tard je reçus la réponse. Comme l’avaient prévu mes officiers, ma demande avait provoqué une levée de boucliers à la division « matériels » de la DRCA et au niveau de l’ERCA. Tout ce qui avait son mot à dire dans le domaine du matériel était vent debout. Une réponse à mon message fut donc préparée, dans laquelle il était démontré que les roulantes Marion étaient particulièrement adaptées à la situation tchadienne, que les problèmes rencontrés étaient dus à une mauvaise utilisation, qu’en aucun cas les Rosières ne pouvaient convenir et que seule mon ignorance -excusable au demeurant- pouvait expliquer ma demande incongrue. Le refus qu’on m’opposait n’était donc pas une fin de non-recevoir injustifiée mais bien un service que l’on me rendait pour m’éviter des déconvenues ultérieures cuisantes (si j’ose dire). Cette réponse fut présentée au Directeur Régional Adjoint à qui l’on expliqua que j’avais perdu tout sens commun. N’étant pas lui-même un spécialiste, il signa les yeux fermés.

 

C’était fichu. Après ce refus, il m’était impossible de passer à l’échelon supérieur, c’est à dire au niveau du Directeur régional ou du Directeur Central que j’aurais mis dans la situation impossible de désavouer leurs subordonnés, et pire de m’opposer le même refus qui, cette fois, serait devenu définitif et irrémédiable.

 

Pour bien marquer le coup et aussi afin de leur mettre un peu « le nez dedans », j’envoyai à la DRCA par l’intermédiaire du CO-AIR un message d’engueulade justifiant les raisons de ma demande par  l’acuité des problèmes rencontrés, démontrant que le matériel demandé était de nature à permettre leur résolution et, in cauda venenum, indiquant que j’étais, sur place, mieux à même de cerner et définir les besoins de mes services que les états-majors lointains. Pour terminer, je signai de mon nom dans le corps du message pour être bien sûr que l’on ne se trompe pas sur l’identité du rédacteur et l’envoyai de suite de crainte de ne plus en avoir le courage si j’attendais un peu.

 

La première réaction fut celle du Comelef, croisé devant la photocopieuse du secrétariat (nous avions en tout et pour tout UNE photocopieuse pour l’ensemble de l’opération). Un double de tous les messages émis et reçus lui était présenté chaque jour et il avait donc suivi les péripéties de l’affaire. Alors que je me faisais le plus discret possible compte tenu de la teneur plus que limite de mon envoi précédent, je reçus dans le dos une claque monumentale suivi d’un « Alors, Commissaire ! On s’éclate » ? jubilatoire et tonitruant.

 

La seconde fut celle du Directeur adjoint de la DRCA qui, je le compris rapidement au téléphone et malgré la distance, n’était pas content du tout et estimait que je n’avais pas à traiter les gens de la sorte.

 

Deux jours plus tard, un vendredi, le Comelef déboula dans mon bureau pour m’annoncer que nous recevrions le dimanche suivant le CEMAA en petit comité pour une visite surprise et confidentielle. Il arriverait par le DC8 de l’Estérel tôt le matin et repartirait à midi. Pendant ces quatre heures, outre les visites protocolaires aux autorités tchadiennes, le Colonel Pissochet voulait absolument lui montrer une chambre de pilote et le service de restauration. Pour la première, Escorihuela devait l’attendre à 11 heures devant un bâtiment d’hébergement et pour le second, je devais  être prêt un quart d’heure plus tard  sur les marches du mess. « Vous voudrez lui parler de vos Rosières, je suppose… ? Ce sera le moment, vous aurez un quart d’heure ».

 

Je prévins donc Escorihuela d’avoir à se tenir prêt et lui précisai qu’il serait seul pour la visite des chambres. Il n’était pas timide, son poste à la direction centrale l’avait habitué à la fréquentation des officiers généraux, il connaissait le CEMAA et je lui faisais entièrement confiance.

 

Pour moi, il me fallait montrer ce que nous avions fait tant sur le plan du circuit de ravitaillement en denrées que sur celui de l’organisation. Il me fallait surtout convaincre de l’utilité des Rosières. Je résolus d’improviser cette dernière partie. Chacun le sait, une bonne improvisation commence par s’écrire, s’apprend par cœur et se répète longuement. J’y consacrai donc une bonne partie de mon samedi et le dimanche attendis au mess avec une bonne heure d’avance en compagnie du commissaire lieutenant ESQUE qui venait juste de remplacer ROUSSELOT et avait tout de suite été mis dans le bain. Pour ne pas ajouter à son stress, je ne l’avais évidemment pas prévenu du numéro que j’avais préparé et lui avais simplement demandé de n’intervenir sous aucun prétexte.

 

Le Général Capillon, CEMAA, arriva au mess à la minute près, avec le Comelef et le commandant de base. Il faisait très chaud et c’est devant la fontaine d’eau fraîche du mess que je commençai mon exposé.

Puis je le conduisis dans le hangar des cuisines. Le personnel s’affairait devant les Marion, le service allait commencer dans une demi-heure et la température ambiante soulignait la pertinence de mon propos. Les cuisiniers, qui n’avaient pas été prévenus de la visite, ouvraient les yeux ébahis de papous qui viennent de découvrir une bouteille de coca-cola tombée du ciel.

 
  

Le CEMAA me laissa parler sans m’interrompre, tel Marc-Aurèle écoutant la plaidoirie d’Aelius Aristide à Smyrne, jusqu’à ce que j’en vinsse à évoquer le refus que j’avais essuyé malgré des messages circonstanciés, ce à quoi il répondit simplement « Oh oui, les messages, je suis au courant, ce n’était pas forcément la bonne méthode ». Cela me mit, on s’en doute, pas très à l’aise. N’ayant plus rien à perdre, j’indiquai que je comprenais d’autant moins ce refus que  lorsque nous aurions un accident et des blessés admis au service des grands brûlés de l’hôpital Percy ce qui ne manquerait pas d’arriver, les Rosières nous seraient livrées dans les 48 heures sans aucune discussion.

L’argument frappait au-dessous de la ceinture, mais il avait le mérite d’être efficace et c’est bien la seule chose qui m’intéressait.  Le Comelef suivait sans mot dire, le Cre Ltt. Esqué se décomposait à vue d’oeil. A la fin, le Général Capillon  posa quelques questions et alla saluer le personnel.

 

 

En sortant du mess, alors que je m’apprêtais à saluer le Général, Le Comelef lui dit « Mon Général, je vous ramène à l’avion », puis, se tournant vers moi, « commissaire, vous venez avec nous ».

 

Nous partîmes donc en voiture sur la piste jusqu’au pied de la passerelle et nous échangeâmes les saluts réglementaires. C’est alors que le Colonel Pissochet, serrant la main tendue par le CEMAA lui déclara : « Mon Général, nous avons vraiment besoin de ces Rosières ». Le général répondit simplement « Je m’en occupe dès mon retour ».

 

La porte du DC8 refermée, nous repartîmes vers le PC. Au cours de la conversation, je glissai discrètement un mot de remerciement pour son intervention, ce à quoi le Comelef répondit « je vous ai aidé parce que vous n’avez pas molli ». Un silence puis « dites-moi, commissaire, ces Rosières, vous êtes sûr qu’elles sont si bien que ça ? » « Mon Colonel, je ne suis sûr de rien. Je n’en ai jamais vu et il y a encore trois semaines j’ignorais jusqu’à leur existence. Mais mes gars qui les connaissent m’assurent que c’est exactement ce qu’il nous faut et comme ils sont bons, je les crois ». Rire du Comelef et réponse laconique : « Très bien, de toute façon nous serons bientôt fixés ».

 

J’avais demandé à mes officiers de m’attendre au magasin pour débriefer la visite du CEMAA. J’y retrouvai Fontarnoux hilare et Esque remis de ses émotions entourant un Lieutenant Escorihuela effondré, manifestement au bord des larmes. Avant que j’aie eu le temps de poser la moindre question, il me dit d’un ton lugubre « Mon commandant, j’ai merdé, j’ai lamentablement merdé. J’attendais le CEMAA et le Comelef devant la Fillod des chambres de pilotes. J’avais soigneusement préparé une chambre inoccupée, la première du bâtiment, l’avais entièrement équipée avec deux lits picots faits impeccablement, une armoire avec des vêtements propres et rangés, un bureau avec des livres, j’avais même trouvé un grand poster du Mont Saint Michel que j’avais affiché au mur, bref la chambre modèle. Mais le Comelef est arrivé avec le CEMAA par l’entrée située à l’autre bout du bâtiment. Je me suis précipité vers eux mais ils ont ouverts la première chambre venue et là, c’était l’horreur : Tout était en bordel, les lits pas faits, les vêtements en désordre, des revues porno sur le bureau et au mur,  je te dis pas, des posters représentant un couple à poil, la première le montrant dans la position de la brouette indochinoise et l’autre dans celle du tampon encreur. Le CEMAA se marrait comme un bossu, le COMELEF, tout rouge, avait la fumée qui lui sortait des naseaux. En partant il m’a fait signe deux fois avec quatre doigts déployés. Je suis au trou, je suis au trou. Que va dire le Directeur Central à mon retour la semaine prochaine ? Je suis fichu… »

 

Partagé entre l’envie de rire et l’incrédulité, je lui demandai « tu as bidonné une chambre modèle ?  Mais tu es devenu fou ! Le CEMAA et le Comelef sont des pilotes de chasse,  ils connaissent leurs troupes par cœur. Tu sais bien que dans les escadrons, on n’est pas abonné au Pèlerin Magazine ou à La Veillée des Chaumières et les posters affichés aux murs ne sont pas des photos de Mère Térésa ou de la basilique de Lisieux. Ton truc n’aurait pas tenu deux secondes ce qui aurait été catastrophique. J’aime autant qu’ils aient vu la réalité, ça les aura rajeunis ». « Oui mais le Comelef est furieux et je suis au trou ! » « S’il avait vu ton bidonnage, là il aurait été vraiment furieux et c’est moi qui t’aurais mis au trou. Je viens de passer une heure avec lui et il ne m’en a pas dit un mot. Tu seras au trou quand je t’aurai fait signer le motif et pour l’instant ce n’est pas le cas. Simplement, évite de te montrer au PC et au mess  pendant deux jours, laisse-moi m’occuper du reste et ne t’avise pas de me refaire ce genre de connerie ».

 

L’épilogue de cette affaire fut double. Le lundi matin, le permanencier du téléphone Syracuse vint m’appeler. Le Commissaire Macquignon m’informait que deux Rosières seraient livrées par l’avion du mercredi. Il n’était pas furieux comme je le craignais, mais m’indiqua simplement que, si j’avais bien joué sur ce coup-là, il valait mieux pour moi que le matériel fonctionne correctement car je serais attendu à mon retour par des gens qui ne me voulaient pas que du bien. Les deux roulantes furent effectivement livrées deux jours plus tard et aussitôt mises en service. Elles fonctionnèrent parfaitement à la satisfaction générale, surtout à celle des cuisiniers qui travaillèrent désormais dans des conditions correctes. Un soir, après le rapport d’unité, j’eus droit à leur visite : « mon commandant, on vient vous remercier. On n’y croyait pas, mais quand même, faire venir le CEMAA pour réclamer des Rosières, il fallait le faire… » L’histoire était trop belle et je me gardai bien de démentir. Un peu de (faux) prestige n’a jamais fait de mal à personne…

 

Quant à mon athlète, maladroit bidonneur de chambres, ainsi je l’avais prévu, le Comelef ne m’en dit mot. Mais huit jours plus tard, comme le séjour d’Escorihuela arrivait à son terme, j’apportai au chef une lettre de félicitations à signer, car il l’avait très amplement méritée. Il la lut, me regarda puis me dit tranquillement avec une mauvaise foi parfaitement assumée et un sourire en coin « C’est bien, il a fait du bon travail et je suis content de lui. Je suis heureux que vous ayez changé d’avis au sujet de cette histoire de chambre. Il ne fallait pas en faire tout un souk. Quand je pense que vous vouliez le mettre au trou… Enfin… ». Et il signa la lettre de félicitations d’un large paraphe.

 

2 réponses sur “Un commissaire à Épervier (part 1)”

  1. Pour Josiane un permis de conduire les véhicules à quatre pattes fut créé.
    Je l’ai passé et peut compléter ce document. Josiane est morte d’avoir mangé des feuillages toxiques.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *