Cet article est tiré de “RES NON VERBA”, le bulletin de l’association de l’Amicale des anciens de la 11EC. Voler en Afrique n’est pas toujours simple car les aides et moyens aéronautiques dédiés sont moins nombreux et amènent à des situations parfois chaudes. C’est le récit d’une d’entre elle que vous trouverez ci-dessous ; à titre personnel je pense qu’il aurait fallu la publier dans le BSV tellement il y a de choses à dire à ce sujet.
Une mission au Tchad mouvementée
En ce mois de janvier, pendant la saison sèche, l’Harmattan souffle sur le Tchad. Venu du nord, ce vent recouvre N’Djamena d’un nuage de poussière qui irrite la gorge et rend par moments la visibilité presque nulle. Cette situation dure depuis plusieurs jours, clouant au sol les Jaguar de la base aérienne de Kossei, venus en détachement de Bangui. Nul ne sait combien de temps cela va continuer ; les pilotes ont épuisé les charmes des dérivatifs et sont impatients de se mettre les fesses en l’air ; ils guettent dans le ciel le moindre signe d’amélioration ; leur frustration est d’autant plus grande qu’au-dessus de cette mince couche, le ciel est clair.
Abonné sur Jaguar depuis plusieurs années, je suis aussi impatient que les pilotes de l’escadron. Cet après-midi-là, vers 15 heures, la visibilité monte peu à peu, le rideau de poussière et de brume se déchire. Des missions de navigation à basse altitude sont prêtes depuis plusieurs jours. Aux avions!…
Deux patrouilles de deux avions décollent à dix minutes d’intervalle pour une mission d’entraînement, en direction du sud où la météo est la plus optimiste.
Je suis le leader de la deuxième. Par précaution, le Transall ravitailleur est en alerte au parking, prêt à mettre en route et à décoller pour donner une resucée aux Jaguar au cas où… Après le rassemblement, on constate que le parfond n’est pas terrible et que les huit km de visibilité requis par la réglementation, sont loin d’être atteints. Je sens que la navigation ne sera pas une promenade de santé. Les balles de coton, taches blanches dans ce décor vert et ocre, paraissent plus grosses que d’habitude. Dans ces conditions, inutile d’insister, on monte au-dessus de la mince couche et on abrège la mission pour revenir au terrain avec du pétrole. Sur la fréquence particulière, la première patouille, qui vient de se poser, nous annonce une dégradation rapide de la visibilité : au milieu de la piste, on n’en voit pas le bout. Le piège se referme sur nous : l’amélioration de tout à l’heure, c’était le trou du couillon et je me suis précipité dedans !… comme un jeune.
Malgré ces conditions je décide de tenter l’atterrissage en patrouille serrée sur ILS*. Je confie la conduite de l’opération à mon équipier, plus régulièrement entraîné que moi ; c’est un excellent chef de patrouille qui a participé aux missions de guerre sur le Koweit et l’Irak. J’ai confiance en lui. Je me mets en patrouille serrée sur son aile droite et je le suis. Pas totalement rassuré, je demande toutefois au Transall de décoller et de mettre le cap à l’est. On descend sur l’axe ILS. De temps en temps, je quitte brièvement des yeux le feu vert clignotant de son bout d’aile et je jette un regard furtif sur l’altimètre et sur le pare-brise, Rien devant…et on a passé les minima. Soudain, j’aperçois le balisage de l’entrée de piste, mais nous ne sommes pas axés et il est trop tard pour faire une baïonnette et se poser ensemble. Le leader me lance : « Deux allez-y, je remets les gaz ».
Je me sens responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons et il n’est pas question de le laisser seul. « Négatif, on reste ensemble ». Ma décision est prise: on n’insiste pas à N’Djamena, car la visibilité ne s’améliorera plus à cette heure ; on se déroute. Mais où ?
Il commence à faire sombre, les terrains de déroutement du Cameroun sont probablement dans la même situation. Sont-ils encore ouverts ? Dans notre précipitation à partir aux avions, nous n’avons pas étudié au briefing leurs procédures d’atterrissage aux instruments.
Depuis le début de la mission, j’ai fait le choix du déroutement de nuit à Abéché, situé à 400 milles nautiques (700 km) à l’est de N’Djamena. Le Transall, qui est devant nous, nous donnera le carburant nécessaire pour atteindre cette piste en bitume de 2600m de long, construite quelques années auparavant pour servir de base à la défense aérienne, aux prises avec la menace de l’aviation libyenne. Toutefois, pour y avoir atterri plusieurs fois en Transall, je sais qu’un problème majeur se pose: depuis le départ des Mirage F1C, les câbles de l’alimentation électrique du balisage ont été chapardés par la population. Il faudra donc improviser, dans la demi-heure qui vient, un balisage de la piste formé par les phares des véhicules du détachement de l’armée de terre. Qui, en période de relève des commandos de l’air, garde la base aérienne dAbéché ? Je demande aux OPS de contacter en HF le chef de ce détachement de parachutistes ; il faudra aussi récupérer le contrôleur tchadien pour nous faire savoir si la piste est libre et pour nous donner la pression au sol; je demande également d’éclairer le parking avions pour nous donner un point de repère par rapport à la piste.
Quelle folie que d’aller vers la nuit avec tant d’incertitudes!
Le spectre de Séville* me traverse l’esprit quelques instants, ainsi que ma responsabilité à l’égard de mon équipier. Mais le dos au mur, on trouve des ressources insoupçonnées pour atteindre son objectif. La première difficulté est de rejoindre le Transall et de lui prendre suffisamment de pétrole pour pouvoir faire sereinement plusieurs tentatives d’atterrissage. La rejointe au Tacan air-air est laborieuse mais le commandant de bord est un vieux « chibani » qui en a vu d’autres ; ensuite, le ravitaillement se passe bien car en altitude la nuit n’est pas complètement tombée. Plusieurs années plus tard, il m’a appris qu’il s’était posé à N’Djamena avec cinquante pieds de plafond et qu’il n’avait pas suffisamment de pétrole pour se dérouter au Cameroun. Il nous avait donné tout ce qu’il avait.
Nous sommes maintenant en route seuls sur Abéché. J’effectue 45 minutes de patrouille serrée de nuit, exercice dont je n’ai jamais été un grand fana. J’ai le temps de ruminer, qu’est-ce que je fais là ? Je serais mieux au bord de la piscine à siroter un whisky en attendant le dîner. Il n’y avait aucune urgence opérationnelle à se mettre en l’air. Un mot de mon moniteur d’ULM me revient : « le plus difficile en ULM, c’est de savoir rester au sol ». Cette sentence de bon sens s’applique parfois aux avions de chasse… Mon équipier a peut-être les mêmes idées que moi, mais je ne sens aucune inquiétude dans sa voix. Depuis trente minutes, nous n’avons plus de contact radio avec personne. Nos calculateurs de navigation nous donnent des informations concordantes sur notre position; j’en conclus qu’elle est exacte. Un doute de moins. C’est le moment d’amorcer une descente économique vers Abéché. La confiance s’installe. Les premières lueurs de la ville apparaissent timidement au loin, ainsi que le halo du parking. Il nous restera à apercevoir les deux longs alignements de phares le long de la piste et à nous aligner dessus. Le contrôleur est sur la fréquence, il nous donne la météo et la pression. On stabilise l’altitude à 1500 pieds-sol. Toujours aucun visuel sur les véhicules-balises.
Le contrôleur nous annonce alors que les paras ont installé à l’entrée de la piste deux Jeeps phares allumés! Damned, on m’a appris à me poser sans le phare, mais pas sans le balisage !
On est revenu à la période des atterrissages clandestins de la Résistance.
C’est Presque à leur verticale que je les aperçois un court instant. On part au break en patrouille serrée; je les récupère à la vue en vent arrière et je les décris à mon équipier qui m’annonce
« Visuel ». « OK atterrissage individuel ». Il amorce son dernier virage; j’attends environ 30 Secondes pour virer, afin d’assurer l’espacement sur la piste.
« Train sorti- verrouillé – trois vertes ».
Dans l’éloignement, j’ai perdu de vue les deux frêles lumières au bout desquelles nos vies sont accrochées. Pendant ma recherche Pour les retrouver, mes éléments de vol se sont dégradés, et je remets les gaz en branchant la postcombustion, avec l’incidence mètre dans le rouge et l’altimètre proche de zéro. Nouvelle tentative. Je suis soulagé d’entendre mon équipier annoncer « Piste dégagée ».
Je récupère le visuel sur les deux Jeeps et je ne les lâche Plus. L’atterrissage sera un peu dur et surtout avec une divergence avec l’axe de la piste. Après l’arrêt des réacteurs, le Capitaine des paras nous propose de boire le champagne pour nous remettre de nos émotions. Pour moi, il aura un goût amer. Je ne peux pas lui en vouloir de m’avoir compliqué la vie. Je sais que j’ai forcé la main du commandant d’escadrille pour satisfaire mon état de manque et que j’ai ainsi mis en danger la vie des autres pilotes. Circonstance aggravante : le briefing de la mission a été incomplet et nous a forcés à improviser. La mise en place d’un balisage réduit à sa plus simple expression, par des personnels étrangers au milieu de l’aéronautique, en est la conséquence. Et si la vacation radio entre Epervier et Abéché n’avait pas fonctionné tout de suite ? … Quant à dire si l’option choisie était la bonne, aujourd’hui je réponds simplement oui, puisque ça s’est bien terminé. Mais de ce jour date ma devise : « On n’est pas à l’abri d’un coup de pot ». Le retour à N’Djamena, le lendemain fut discret. Au débriefing, on a décortiqué ensemble les erreurs commises, analysé la responsabilité de chacun dans les décisions, discuté de l’option choisie. Devait-on faire savoir cette histoire au BSV*** ? Je n’avais pas souhaité mettre par écrit cette aventure, sous le prétexte qu’il s’agissait d’un concours de circonstances exceptionnel qui n’avait aucune valeur exemplaire. Jusqu’à ce jour, une dizaine d’années plus tard…à N’Djamena.
* Une balise au sol transmet au pilote sa position par rapport à l’axe et à la pente de descente idéale.
** En 1967, six Mystère IV français de la base de Cazaux se sont perdus en allant à Séville et les pilotes ont tous du s’éjecter à court de carburant.
*** Bulletin de sécurité des vols : périodique de l’armée de l’air destiné à sensibiliser les personnels aux problèmes de sécurité aérienne.