Lamentin est le nom de la première opération extérieure (OPEX) que l’Armée de l’Air a menée après la guerre d’Algérie ; ce fut la première d’une longue série toujours en cours. Pour resituer les choses, le Jaguar est arrivé à la 7EC en 1973 et l’EC 2/11, dernier escadron transformé a effectué son premier vol officiel le 3 Novembre 1976. Pour cet avion devenu mythique par la suite, mais qui a connu un début difficile, ce fut son baptême du feu. Lamentin qui connut beaucoup d'”ouvertures domaines” fut commandé dans sa première phase par le Général FORGET, un grand Monsieur plus communément appelé le “Grand YAKA”.
Je vous propose le texte du discours qu’il fit devant le CHEM quelques années plus tard.
L’histoire que je vais vous raconter remonte à octobre 1977. A cette époque, les évènements de Mauritanie étaient largement commentés dans la presse. On parlait du Polisario, de ces guerriers du désert qui, ayant abandonné le chameau pour la Land-Rover et le mousqueton pour la kalachnikov, se livraient périodiquement à des attaques contre le train minéralier ZOUERATE-NOUADIBOUH (650 km) mettant ainsi en péril à la fois une source de ravitaillement importante pour nous, et aussi toute l’économie de la Mauritanie. En outre, plusieurs de nos concitoyens – assistants techniques et ouvriers – avaient été pris en otage par le Polisario, qui au cours de leurs deux derniers raids – et emmenés probablement dans la région de TINDOUF. Des négociations secrètes étaient entamées à ce sujet entre notre pays et l’Algérie.
Les accords de MADRID du 14 novembre 1975 conduisaient au partage du SAHARA espagnol en deux, la moitié nord ou Maroc, le sud à la Mauritanie.
Et c’est ainsi également que le Polisario se retrouvait frustré ; récupéré par l’Algérie, inquiète de l’extension de la puissance marocaine, le Polisario se réfugiait dans la région de Tindouf où armé et équipé à la soviétique par les Algériens, il allait constituer ces fameuses colonnes de 50,70,80 véhicules, édition nouvelle de rezzous qui allaient peser sévèrement, dans un premier temps sur le sort de la Mauritanie. Cette affaire se présentait de façon fort complexe et même assez déroutante. Le Polisario réservait ses coups les plus durs à la Mauritanie ; ses colonnes traversaient les provinces du nord; le train minéralier ne circulait qu’à grand peine, il était régulièrement attaqué et chaque fois avec succès; les Mauritaniens étaient démoralisés, ne faisaient preuve d’aucune volonté de résistance. Le pays était, politiquement et militairement, en octobre 1977, ou bord du désastre. Et le désastre, en Mauritanie, c’est à dire l’effondrement du Pays, risquait fort de déstabiliser toute la corne occidentale de l’Afrique. Car devant la faiblesse de la Mauritanie, le Maroc s’implantait – à titre d’aide mais s’implantait au sud de la limite qui lui avait été fixée par les accords de MADRID. Le président SENGHOR rappelait alors que le bassin du fleuve Sénégal se trouvait en bonne partie dans l’actuelle Mauritanie et qu’il était prêt à faire valoir ses droits si un partage du pays s’annonçait inéluctable. Le Mali, lui aussi, pouvait prétendre s’étendre à l’ouest tondis que l’Algérie réclamait ouvertement un droit d’accès à l’Atlantique. La Mauritanie se révélait ainsi la clé de voûte d’un système dont la chute pouvait entrainer celle de tout l’édifice, justifiant peut-être des interventions étrangères et conduisant à une situation aux développements imprévisibles. Sans doute, plus encore que la protection de nos propres ressortissants en Mauritanie faut-il voir là l’origine de la décision française d’intervenir militairement au profit de la Mauritanie. La décision fut prise fin octobre 1975 : ce fut l’opération LAMANTIN.
Tout a démarré de façon inattendue – ou moins pour moi- et dans le plus grand secret, seuls quelques initiés étant au courant de ce qui se tramait. Certes, depuis début octobre, nous savions bien que quelque chose se mijotait. C’est à partir du vendredi 28 octobre 1977 que les choses devaient se précipiter. Parti à PARIS ce jour-là pour une prise d’armes aux invalides, je me retrouvais quelques heures plus tard dons le bureau du chef d’Etat-major des Armées et me voyais désigné comme commandant interarmées des forces LAMANTIN.
Ma mission était simple :
Il s’agissait de trouver l’occasion d’attaquer une de ces colonnes du Polisario (opération coup de poing) et de donner ainsi à ces gens-là un coup de semonce capable de les faire réfléchir et de les contraindre à alléger leur pression sur la Mauritanie. A noter que nous ne savions pratiquement rien de précis sur l’adversaire, si ce n’est qu’il provenait vraisemblablement de la région de TINDOU F. Rien de précis sur ses forces, sur ses intentions sur son potentiel. Il y avait un vide de 1000 km entre TINDOUF et la VF; à moi avec un peu de chance, de découvrir ce qui se passait. On parlait d’un rassemblement de « 100 véhicules » qui aurait été vu par l’Atlantique au nord d’EL MREITI. On parlait aussi de menace possible provenant du Mali en provenance aussi de Seguet al Amra. On me parlait des Marocains éventuellement capables de soutenir –indirectement-mon action.
Mes moyens :
Huit JAGUAR – deux patrouilles de quatre – avec un ou deux C l35F des FAS devaient constituer mes éléments d’attaque. A ces JAGUAR, s’ajoutaient quelques BREGUET ATLANTIC pour la reconnaissance et le guidage, quelques Transall pour le PC volant et le soutien logistique. Au plan terrestre, quatre éléments de PGA constitués chacun d’une douzaine d’hommes moitié l3° RDP et moitié 11°DP – étaient mis à ma disposition. Enfin, il était convenu que je serais susceptible de recevoir des forces navales et des renforts terrestres, en tant que de besoin. Je disposais, dans ces conditions, au départ, d’un officier supérieur (LCL) adjoint terre (DELPIT), d’un capitaine de frégate adjoint marine (DE ROQUEFEUILLE) et d’un COMAIR – le chef d’Etat-major du 2° CATAC (HURE). ll s’agissait bien d’une opération interarmées. Au plan du dispositif, après plusieurs hypothèses envisagées était retenu le principe que nos forces seraient stationnées à DAKAR. Le Sénégal appuyant totalement la France dans cette affaire, moi-même et un petit élément de PC devant s’installer à NOUAKCHOTT, auprès de l’ambassadeur. Enfin, tout devait être mis en œuvre pour que notre installation et notre présence sur les lieux soient le plus discrets possibles, le secret le plus absolu devant être préservé sur cette opération. La tenue civile nous était imposée outre-mer. Les hommes devaient s’engager à ne rien révéler de leur activité au cours de cette opération.
Le 31 octobre, nous étions prêts. Nous partîmes le 02 novembre pour DAKAR. Au total une centaine d’hommes à peine (80 dont 24 officiers). Si LAMANTIN devait être une opération coup de poing, elle devait être aussi l’aboutissement d’une politique des « petits pas » en avant, très progressive, toujours conduite au plus haut niveau de l’état, avec le chef d’Etat-major des Armées. Le déclenchement de l’opération devait en effet s’effectuer en trois temps, séparés les uns des autres par des intervalles de plusieurs semaines. Le but était de « ne pas faire de vagues » auprès de l’opinion publique et de laisser ainsi le maximum de liberté d’action au pouvoir politique, et ce, ou détriment, bien sûr, de ma propre liberté d’action.
Le premier temps a commence le 02 Novembre avec notre départ vers DAKAR.
Il ne s’agissait que d’un élément précurseur chargé à la fois d’établir les contacts avec les autorités de NOUAKCHOTT et de DAKAR, de préparer l’arrivée des avions d’armes à DAKAR, au plan logistique, d’aménager le PC de l’opération à NOUAKCHOTT, avec ses transmissions. Enfin arrive le 22 novembre, début de la deuxième phase marquée par l’arrivée de quatre JAGUAR et C 135 et le démarrage effectif de LAMANTIN dont j’assurais, à compter de cette date, le commandement opérationnel. Je m’installais en conséquence à NOUAKCHOTT. La mise en place de quatre JAGUAR devait passer d’autant plus inaperçue que ces avions étaient destinés en fait à effectuer une manœuvre ou Gabon. A peine les quatre premiers JAGUAR étaient-ils posés à DAKAR que le train minéralier était sévèrement attaqué au sud de ZOUERATE et TOUAGIL. La forte colonne du Polisario, en repli vers l’est, était remarquée par un Atlantic. Le soir même, les quatre JAGUAR étaient prêts à opérer, en liaison avec les Atlantic pour intervenir dès le lendemain matin sur la colonne de 80 véhicules du Polisario. Bref, cette première occasion de frapper nous passait sous le nez, au grand étonnement des autorités locales qui continuaient à ne pas comprendre. Quatre autres JAGUAR arrivent le 23 novembre. Le 02 décembre, le poste de BOULANOUAR ayant été attaqué un peu avant midi, je mettais à priori toute la force en l’air – 8 JAGUAR, 2 C 135, 2 Atlantic, le PC volant. Pendant tout l’après-midi, nos forces aériennes survolaient la colonne du Polisario qui se repliait vers le nord, exécutait même sur mon ordre des tirs de semonce – et attendirent ainsi pendant 04 heures le feu vert de PARIS qui ne vient pas. Ce fut un coup au moral très dur. Ce fut, vis à vis des Mauritaniens, une affaire grave car elle mettait en cause la justification de notre présence en Mauritanie. Et ce fut le troisième temps de LAMANTIN, celui des interventions effectives des 12-13 et 18.12.1977, soit un mois et demi après notre départ de PARIS et trois semaines après ma prise de commandement opérationnelle de LAMANTIN. Deux colonnes de 50 véhicules chacune étaient prise à partie par nos JAGUAR. Au cours de ces trois interventions – 50% des véhicules étaient totalement détruits (il ne s’agit pas là d’un bilan approximatif, mais d’un décompte précis des pertes de l’adversaire), le nombre des tués du Polisario était de l’ordre de cent tandis que les mauritaniens devaient récupérer, sur nos traces, une quantité importante d’armes. C’était le succès attendu. Il avait demandé moins de 25 sorties de JAGUAR au total. Nos pertes étaient nulles. Les conséquences de ces trois actions ont été considérables.
Du jour au lendemain, le Polisario a modifié radicalement sa tactique.
Il a abandonné totalement et définitivement les itinéraires « mauritaniens », se contentant d’agir au travers du seul ex-Sahara espagnol (partie marocaine) avec des petits groupes et en agissant essentiellement sous forme de harcèlement contre des postes mauritaniens. La menace du Jaguar était prise ou sérieux ; nous continuâmes d’ailleurs de l’exercer pendant plusieurs mois sous forme de reco-armée le long de la voie ferrée à la tombée de la nuit. En mai 1978, s’étant enhardis à conduire de nouvelles actions plus importantes en agissant à partir de l’ex-Sahara- espagnol – et croyant d’ailleurs que cette forme d’action nous empêcherait d’agir pour des raisons politiques deux nouvelles interventions des Jaguar, conduites par mon successeur, le général MAFFRE, les 03 et 04 moi 1978, à la suite d’un accrochage avec une colonne mauritanienne, devaient mettre le point final aux actions militaires du Polisario contre la Mauritanie. Le Polisario se tournait alors en priorité contre les marocains – ce qui n’était pas notre affaire tandis que s’ouvraient des pourparlers entre le Polisario et les Mauritaniens.
De ce que j’ai vu, à mon arrivée en Mauritanie, de l’évolution que j’ai constaté moi-même, je suis convaincu que notre intervention militaire dans cette partie du monde a été bénéfique.
Pour terminer, j’évoquerais les enseignements tirés de nos opérations
– en Mauritanie et ou Tchad – au niveau du concept de nos interventions extérieures. Ces enseignements sont de trois ordres. Ils concernent le concept de la FAE, les problèmes logistiques des forces armées en opérations extérieures et enfin l’adaptation de nos moyens à la réalité des menaces. S’agissant d’abord de la façon dont était envisagé la participation air aux opérations extérieures, force est de constater que des ressemblances entre ce qui était prévu et ce qui s’est, passé réellement. On peut résumer les plans élaborés jusqu’ici et ce depuis 1964 – en disant que l’action aérienne extérieure était prévue comme une action surtout préventive, rapide et de courte durée – un mois – (coup de poing), action conduite avec un volume de moyens aériens feu ne dépassant pas douze avions. La réalité de l’expérience acquise a montré que tout s’est déroulé comme prévu sauf sur deux points.
Ce qui s’est déroulé comme prévu : le système des cellules FAE a bien joué et se révèle excellent. Le volume maximum d’avions (12) traduit la réalité des choses : en fait sur chaque point, le nombre d’avion utilisé n’a jamais dépassé huit Jaguar – sauf exception de courte durée. Mois ce qui ne s’est pas passé comme prévu dans les plans, c’est à la fois la lenteur du démarrage de l’affaire et de sa durée. Au Tchad comme en Mauritanie, les actions ont bien été conduites sous forme de coups de poings rapides et violents. Mois dans les deux cas, la montée en puissance a été lente, très lente – essentiellement pour des raisons politiques. Ensuite et surtout une fois le coup de poing donné, force est de constater qu’on ne peut plus retirer le poing. Nous sommes encore à DAKAR. Le deuxième anniversaire est maintenant loin derrière nous – et dans quelques semaines nous célébrerons le deuxième anniversaire de notre présence au Tchad. Quand j’évoque notre présence, j’évoque celle de l’air, de l’aéronavale et à fortiori de la terre. Cela signifie que, sauf exception, quand les forces aériennes quittent la métropole pour l’extérieur, elles le font pour longtemps. Ceci nous a conduit, à la FATAC, à élargir notre système de participation des unités à TACAUD-LAMANTIN : limitée au départ à un escadron spécialisé de Jaguar – 20 pilotes aptes au ravitaillement en vol. Cette participation a été étendue à tous les escadrons de JAGUAR – sauf l’escadron d’instruction sur biplace – soit sept escadrons et bientôt huit. Ce nombre de pilotes apte au ravitaillement en vol a dépassé la centaine ! Le système doit nous permettre de tenir indéfiniment, sans inconvénient sérieux pour l’entraînement. Mais on conçoit qu’il y ait une limite au nombre de points d’application simultanés de nos actions extérieures.
Le deuxième enseignement concerne la logistique des forces aériennes de l’armée de l’air.
TACAUD et LAMANTIN démontrent de façon éclatante nos capacités logistiques et notre aptitude réelle à soutenir – pour de longues durées – des détachements outre-mer. Et pourtant, combien ne nous a-t ’on pas, auparavant, inondé d’arguments selon lesquels nous serions bien incapables de soutenir efficacement de telles opérations plus que quelques jours : il nous faudrait des terrains, du carburant, des ingrédients, des munitions. Il faudrait pouvoir les acheminer. Certes les problèmes logistiques sont fondamentaux et il s’agit de se pencher attentivement sur eux avant toute expédition lointaine. Mais pour en mesurer l’importance réelle, il faut tenir compte du contexte dans lequel nous agissons. La France ne part pas à la conquête d’un continent dans les affaires africaines. Elle soutient des actions en accord avec l’appui d’autres pays, qui eux, sont amis et nous aident. Nous n’aurions pas de politique africaine si nous n’avions pas de pays amis ou alliés, même provisoirement en Afrique. Et ces pays disposent de terrains, de pistes, de carburant ; ils peuvent nous offrir des capacités de logement et de cantonnement. Ils disposent d’infrastructures de radionavigation. Nous avons pu faire LAMANTIN et rester là-bas parce que le Sénégal nous a offert OUAKAM. Nous sommes au Tchad parce que le Cameroun n’est pas trop mal disposé à notre égard, parce que le Gabon nous offre, en secours son infrastructure etc. C’est cette réalité qu’il faut prendre en compte. Alors on voit que l’Armée de l’Air a une capacité d’actions extérieures à la mesure des ambitions de notre politique. Je crois qu’aujourd’hui tout le monde en est convaincu. Il n’en fut pas toujours ainsi.
Enfin, troisième enseignements récents outre-mer : la nécessaire adaptation de nos moyens
à la réalité de la puissance de feu le plus souvent considérable – des mouvements insurrectionnels auxquels nous sommes appelés à nous opposer. Aujourd’hui, la moindre colonne du Polisario ou la moindre bande d’agités Toubous disposent d’un nombre d’armes automatiques, de canons SR, de mortiers, de véhicules – rustiques mais fiables – de missiles sol-air (également rustiques) qui font parfois rêver. Ces gens-là ont une puissance de feu et la mobilité auxquelles il est nécessaire d’opposer une puissance de feu et une mobilité supérieure. Pour cela, les forces aériennes, au Tchad comme en Mauritanie, ont montré la qualité de leur indispensable soutien. En Mauritanie même, elles se sont payées le luxe d’agir seules, au plan d’intervention feu, grande première aussi dans notre histoire militaire. Cela met en évidence le fait qu’elles constituent désormais l’élément indispensable à toute action extérieure d’envergure. Vous noterez aussi que le temps n’est plus où l’on pouvait consacrer à ces opérations des appareils de performance plus modestes que celles nécessaires en Europe (B26 et Bearcat en Indochine) au moment où en métropole, les unités s’équipaient toutes d’avions à réaction ; T6 en Algérie à l’époque du F 100 et du SMB2. Les Jaguars d’aujourd’hui, les C I 35, Atlantic et Transall sont les mêmes qui interviendraient en cas de conflit majeur. Ces exemples de l’outremer doivent trouver aussi leurs échos dans nos réflexions sur les conditions d’engagement de nos forces en Europe. Je crois profondément à la complémentarité de nos armes. Je crois que la garantie du succès repose sur l’exploitation judicieuse et objective, de la part des responsables militaires, de cette complémentarité. Nous en avons fait l’expérience en vraie grandeur en Mauritanie – ou niveau air-marine – et au Tchad, ou niveau air-terre-marine… Vous en avez vu les résultats.
Cette leçon n’est certainement pas la moindre. Je vous la livre à titre de conclusion.