Aux commandes d’un Jaguar à la fin des années 70….

JAGUAR en ravitaillement

              Ayant découvert récemment chez un bouquiniste bisontin un exemplaire du magnifique ouvrage de  Roland Tessier «  Le Bar de l’Escadrille », rapportant la situation et l’esprit de notre aviation de chasse durant les sombres années 39/40, j’ai eu envie de raconter, en une sorte de clin d’œil à mes frères d’armes (…) d’une époque plus récente et  avec un brin d’auto dérision, quelques péripéties opérationnelles qui, à l’heure des drones de combat pilotés à des milliers de kilomètres du théâtre d’opérations,  pourront sembler futiles aux plus jeunes d’entre nous.

…Les faits relatés sont réels. Ils eurent lieu au printemps 79 dans une contrée exotique où nous nous retrouvâmes plongés, officiers ou sous officiers, pilotes, mécaniciens, basiers, loin de la Lorraine et de nos foyers, dans un quotidien désordonné pour ne pas dire un peu  chaotique. Et ceci:

            « Pour le bien du service, l’exécution des règlements militaires, l’observation des lois et le succès des armes de la France» 

Fermons le ban.

Nulle fiction. Nulle bravoure, ni exploit ou quelconque fait d’armes dans ces lignes. Simplement, à partir de souvenirs et de documents personnels, un témoignage sur la vie chahutée de quelques pilotes et mécanos confrontés à la gesticulation politico-militaire de la fin des années 70 en Afrique.

Quelques années auparavant, pour la plupart d’entre-nous, nous avions choisi la 11ème EC.  L’avion était prestigieux : le premier chasseur supersonique en palier, jadis intégré aux forces de  l’OTAN, pour certains ravitaillables en vol et aptes à la mission de dissuasion nucléaire. Un des acteurs de la guerre du Vietnam…

Quittant le sympathique Mystère IV sous le soleil arcachonnais et arrivant à Toul en août 75 dans le brouillard lorrain, le premier contact avec le monstre fut impressionnant. Sa stature physique, amplifiée par les histoires des anciens, le rendait effrayant et il paraissait quasiment indomptable pour un jeune pilote de chasse sortant d’école.

Le lâcher restait improbable.

Une fois acquis, il demeura mémorable pour bon nombre d’entre nous.               

F100 2-11 au roulage
F100 2-11 au roulage

Mais rapidement, en métropole, le vénérable F100  dut laisser la place à un successeur qui tout d’abord suscita au sein de la 11ème EC  une certaine défiance pour ne pas dire une  méfiance certaine…Et du statut de  pilote d’« avion d’homme » nous dûmes passer sous les fourches caudines de l’escadre bragarde pour obtenir celui de pilote de Jaguar.

Heureusement pour notre escadre touloise, changer d’avion ne signifiait pas changer de mission. La mission d’intervention extérieure prit pour nous toute sa dimension car l’avion, conçu dés son origine pour l’appui tactique et  apte au ravitaillement en vol, était l’outil idéal pour aller défendre (…) les intérêts français à l’autre bout du monde.

Nous allions écrire le début de sa glorieuse histoire.

Le  Jaguar  même « s’il tenait la PC sur freins (contrairement au F 100 !…) » ou « s’il  décollait parce que la terre était ronde » allait sortir ses griffes et montrer ses crocs  pendant  les trois décennies qui suivirent.

Au cours de ces multiples « détam »,  nous fûmes vaillamment épaulés  par les dits « bragards » d’abord en groupe mixte de pilotes 7ème EC/11ème EC puis, plus tard, en escadron constitué de la 7 ou de la 11. Ils délaissèrent, non sans un certain plaisir, l’étroit bunker de leur astreinte nucléaire pour venir survoler avec nous les immensités africaines.

Sur leurs combinaisons de vol, les pilotes y arborèrent indifféremment le Corbac et le Renard du 2/11*, le Casque de Bayard  du 1/7, le Masque de la Comédie du 1/11 ou encore  le Chardon de Lorraine  du 3/7  sans oublier bien sûr le Chat (très coquin…) et le Serpent (très venimeux…) du 3/11…  

(* lire à ce sujet le savoureux « Plein badin pour badineries à  l’escadron de chasse 2/11 Vosges » écrit et illustré par J Ribaillier, M Dutrey et JM Maujean. (Aux éditions : « Chapitre.com » 123, boulevard Grenelle 75015 Paris)

Depuis cette époque exaltante, le Jaguar a été à son tour détrôné par un avion aux capacités fantastiques et  multiples. Ce dernier porte désormais sur sa dérive aux protubérances secrètes, certains de ces prestigieux insignes d’escadrons aujourd’hui dissous  mais dont les traditions sont fidèlement reprises par des pilotes qui le font voler avec brio et qui ont l’âge de nos enfants.

L’action et l’engagement, quoi de plus efficace… pour tenter de repousser indéfiniment la prophétie de  Michel Foucault : «  Alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait comme à la limite de la mer un visage de sable… » ?

Donc, avec en fond sonore le célèbre morceau musical « Staying Alive » qui animait toutes les soirées de l’époque, venons en aux faits…

Jaguar en ravitaillement
Jaguar en ravitaillement

Nous sommes  le 10 février 1979.

 La veille, nous avions quitté Toul par voie routière et profité de la soirée autour d’une table parisienne sympathique, sachant que les jours prochains n’allaient pas être spécialement gastronomiques même si les opérations sur place restaient calmes depuis plusieurs semaines et nous laissaient ainsi le loisir de profiter des quelques bons restaurants locaux. Désormais la routine s’était installée et les relèves vers Dakar ou N’Djamena se faisaient par équipes constituées (pilotes et mécanos) via le transport aérien militaire et non plus sur « coup de sifflet individuel » en Jaguar ou en C135, procédure qui avait eu la faveur du commandement au cours des premiers mois d’intervention.

Après une courte nuit à la BTA (base de transit Air) de Balard, un décollage du Bourget vers 8h00, nous faisons  une escale technique de 2h30 à Tunis (les DC6 commencent à vieillir). Les autorités aéroportuaires nous y tiennent à l’écart des autres passagers (même en tenue civile, il est difficile de passer incognito avec un avion à cocardes françaises sur le tarmac…).                                                                                                                         

DC6
DC6

Cela nous laisse  le temps de réfléchir à un évènement survenu la veille au restaurant lors du règlement de la facture. Qui a omis de régler sa part parmi nous six ? Le fait est qu’au final nous avons du payer chacun le sixième de la part manquante même persuadé d’avoir payé notre écot… Cela demeurera un mystère. Mais ce fut sûrement le présage que rien n’allait se dérouler comme prévu. Après 6h45 de vol, nous arrivons à N’Djamena. L’accueil que nous réserve l’équipe « descendante » sur le parking est triomphal. On sait ce que l’on quitte…Nous voici de nouveau sur la terre tchadienne, que, pour certains d’entre nous, nous avons laissée il y a quelques semaines à peine.

En reprenant le manifeste passagers, voici les nouveaux arrivants pilotes:

La compo de l'équipe des pilotes Jaguar
La compo de l’équipe

La journée a été longue et chaude. La nuit sous moustiquaire le sera aussi.

Le lendemain, journée de prise de marques avec le briefing du chef descendant (le Cdt Sanchez, notre ancien commandant d’escadron) sur la situation politique au Tchad, les consignes opérationnelles, le niveau de sureté et de sécurité en ville.

Nous prenons en compte la nouvelle paillotte OPS. Que ne font pas nos amis commissaires pour nous rendre le séjour agréable (Babyfoot, table de jeu, réfrigérateur, etc., etc.) ?!… Il est heureux que l’expérience précédente du « Ball-trap », bien qu’assez ludique, n’ait pas été poursuivie, au titre de la sécurité individuelle ! Un fusil de chasse entre les mains d’un pilote n’est pas toujours très rassurant, ce dernier fût-il de chasse ! … (Expérience vécue quelques mois auparavant)   

Nous voici au Tchad pour un mois et demi. Autant organiser les temps libres pendant la journée, même si le soir « la Gala a le goût du bonheur… » et que, d’entrée grand seigneur, je paie la première bouteille de whisky en ville dans un night club bien fréquenté (…) qui, profitant de l’accalmie actuelle, a rouvert ses portes au grand bonheur (que du bonheur au Tchad !) des expatriés et barbouzes de toutes nationalités. Nous faisons preuve de modération …Ce ne sera pas la dernière, pensons nous…

C’est le jour d’après, le mardi 12 février, que les choses se gâtent.

 Profitant de la fraîcheur toute relative que notre destrier apprécie particulièrement au décollage, notre chef s’est remis en vol avec Michel pour une RAV (vol de reconnaissance) de routine (…c’est d’ailleurs parfois au retour de tels vols que les mécaniciens constatent des impacts de petit calibre sur les avions !). Lissonde et Debernardi en ont profité pour faire une balade (…) en Atlantic. Il est toujours intéressant de voir travailler un équipage rompu au guidage de nos chasseurs sur un objectif. Certes notre calculateur de navigation est une aide précieuse dans un environnement cartographique européen mais, au dessus du désert, pour se recaler et trouver une Land Rover à l’ombre d’un kéké, il en va différemment *.  

(*Seuls les Jaguar anglais étaient équipés à cette époque là d’une centrale à inertie, beaucoup plus précise et fiable que notre calculateur Doppler mais dont l’alignement nécessitait une procédure relativement lourde. Cependant, sur les chaudes  terres africaines, nous enviions plutôt  nos collègues britanniques  pour les 800kg de poussée supplémentaire par réacteur dont ils disposaient !…)

Alors que tout le monde rentre de mission, vers 11h,  la situation évolue considérablement et les événements se précipitent. Nous nous retrouvons consignés sur la base.

Les AD4 (Skyreaders) de l’armée tchadienne viennent de décoller. De nombreuses fumées noires s’élèvent déjà du centre ville pendant que les « Sky » poursuivent leur noria canons et roquettes au dessus des habitations distantes de deux ou trois kilomètres de nos alvéoles merlonnés. Je songe que ma bouteille de whisky à peine entamée doit être sous les décombres…         

N'Djamena le parking : Atlantic, AD4, Jaguar (
N’Djamena le parking : Atlantic, AD4, Jaguar
AD4 Tchadien
AD4 Tchadien

Vers 16h, les  Transall amènent les premiers AML de la Légion Etrangère en provenance d’Ati.

AML sortant du Transall
AML sortant du Transall

Nous passons en alerte en 30mn…pour décoller vers où ?

19h. Souper au mess des officiers au son des rafales de kalachnikov et des coups de mortier dans la ville.

20h. Nous repassons en alerte 1h. Nous sommes cantonnés à l’infirmerie qui est gardée. La nuit se passera, toujours en alerte, avec le pistolet MAC 50 sous l’oreiller. (Nous avons quelques doutes sur le filtrage effectué à l’entrée de la base par des troupes locales dont la fiabilité reste aléatoire).

Le lendemain,  mardi 13, après une nuit ponctuée de rafales et d’explosions dans la ville, nous décollons avec Morel pour une RAV (Reconnaissance à Vue) à proximité de N’Djamena.

Est-ce pour donner le change en montrant  les « griffes » du Jaguar et lancer le signal fort  que tout débordement de la part des belligérants vis-à-vis de notre cantonnement se soldera par une intervention militaire française directe ?

Les « Sky » continuent à pilonner la ville…

Nous « intuitons » que du coté du Quai d’Orsay et de la rue Saint Dominique, on cogite fort.

Notre officier mécanicien, le Cne Jullien, abandonne le confort  (…) de l’hôtel La Tchadienne pour venir bénéficier de la relative sécurité de notre salle d’OPS avec divers barbouzes dont la situation en ville est devenue délicate.

Nos repas sont désormais pris à l’ordinaire et des familles européennes commencent à affluer sur la base.

 Nous sommes cantonnés dans nos locaux et occupons notre temps comme nous le pouvons…

…prêts à dégainer !…

Pilotes mercenaires
Pilotes mercenaires

Pas de sieste, nous maintenons l’alerte, entretenons nos réflexes au babyfoot et luttons contre toute viscosité mentale en jouant au bridge. La paire Lissonde/Michel s’éclate avec des annonces époustouflantes, mettant à mal la vision du jeu de la paire adverse (Morel/Ouvrard). La tension baisse d’un cran à la pétanque où les mécanos sont décidemment imbattables !

Un tour sur la base envahie par des ressortissants français (et quelques autres…) avant d’apprendre que nous servirons désormais de «  nounous » à tous ces gens là pour la soirée avant qu’ils ne soient rapatriés en France par voie aérienne.

Pour la plupart, ils sont calmes et résignés. Nous allons bavarder avec eux au sujet de la situation en ville et des possibilités d’évacuation pour les rassurer un peu.

Les mécaniciens, sous les ordres du Major Krupa et de l’A/C Moukha, s’occupent avec efficacité et avec un dévouement qui les honore des 800 européens qui se sont réfugiés sur la base, qu’il faut faire manger à l’ordinaire et loger un peu partout dans des conditions pour le moins spartiates.

A 21h, on conseille aux gens d’être patients et d’attendre ici en sécurité. Il y a un C135 et un DC10 prévus pour eux mais les tirs qui se poursuivent du coté de l’aéroport civil et à proximité de la tour rendent leur atterrissage avant demain très hypothétique.

Le MAC 50 sous le bras, nous rejoignons notre infirmerie car les barbouzes occupent notre case cette nuit encore…*   

(* Depuis ces jours là, la figure emblématique de l’agent secret qui n’est jamais pris de court et qui loge dans des palaces  s’est sérieusement estompée dans mon imagination.)

Pour les équipiers, celle-ci se résumera à quelques croquis du trajet, des circuits d’arrivée rapidement griffonnés avec mention de quelques fréquences et bien sûr de la plaquette du terrain d’arrivée …

Le jeudi 15, après une nuit interrompue à 2h du matin par un véritable feu d’artifice sur la ville, les mécanos découvrent qu’un Jaguar a pris des impacts de balles de petit calibre. Notre salle d’ops est également percée. Sûrement une balle perdue, mais ici tout est possible!   

Un trou dans la salle d'OPS !
Un trou dans la salle d’OPS !

A 11h, ordre nous est donné d’évacuer les avions sur Libreville.

Nous faisons rapidement nos sacs qui seront acheminés là bas par Atlantic et nous nous attachons à préparer la mission car, Momo mis à part, personne n’a jamais atterri à Libreville.

C’est un terrain civil international et notre documentation de vol pour la croisière et pour l’arrivée par conditions météo marginales est des plus réduites.

Pour les équipiers, celle-ci se résumera à quelques croquis du trajet, des circuits d’arrivée rapidement griffonnés avec mention de quelques fréquences et bien sûr de la plaquette du terrain d’arrivée …

Le chef décide de faire décoller les 6 avions en « snake » à 20 secondes, en espérant que personne ne va faire du tir au pigeon (…) en bout de piste au mieux avec une kalach au pire avec un missile sur les derniers avions.

Pilotes soucieux
Pilotes soucieux

Le décollage a lieu à 14h30. Il fait 37°C. Pas de tir adverse.

Le dispositif finit de se rassembler au niveau de croisière à l’aide du Tacan en mode Air/Air et « file » sur Libreville…que nous atteignons après 1h50 de vol.

A l’arrivée, un grain sur la piste et 1000ft de plafond. Nous arrivons sur l’ILS et sur la pointe des pieds (…) car nous n’avons pas de plan de vol et personne ne nous attendait.

Au roulage, le conditionnement crache l’humidité équatoriale dans le cockpit rompant avec la sécheresse tchadienne habituelle.

Réacteurs coupés et sécurités de siège mises en place, nous apprécions l’échelle escamotable qui équipe utilement le Jaguar monoplace pour prendre contact avec le sol gabonais et retrouver nos esprits. Le personnel aéroportuaire converge vers nous un peu surpris par ce déploiement de force inattendu.

Quelques minutes plus tard, l’apparition d’uniformes français accompagnés de personnels de l’ambassade nous rassure quelque peu ainsi que la présence d’un contrôleur français travaillant pour le compte de l’ASECNA (Agence pour la Sécurité de la Navigation Aérienne) en Afrique. Un copain à Momo !…

Il faut sécuriser les avions, nous trouver un logement, prévenir le commandement que nous sommes arrivés à bon port (à l’époque pas de téléphone satellite et sans le C135 nous ne disposons pas de HF …)       

Finalement la situation se débloque (sûrement en très haut lieu…) et après quelques tergiversations (hôtel Gambas ou base militaire ?..) nous finissons dans les bungalows du mess Kérélé, petit paradis sur terre en bord de plage…où nous serons rejoints peu de temps après par l’équipage du C135 (avec pour CDB une figure haute en couleur des « péniches » : le Cne Pestel). Avec lui, nous pouvons aller au bout du monde ! Il l’a prouvé en Mauritanie…

Les quelques mécanos du détachement venus en Atlantic pour nous assister en premier échelon seront logés au Gambas et ne s’en plaindront pas !…   

Le mess du Kérélé à Libreville
Le mess du Kérélé à Libreville

                                                                                                                                              Ouf ! Mes avions sont arrivés à bon port !                                                                     Ouf ! Je suis vivant !

Pilotes à la plage
Pilotes à la plage

Le soir, Tricoche, le contrôleur qui nous a accueillis (un ancien de Toul) nous fait la visite de la ville et de ses lieux d’animation.

Pour certains d’entre nous, après les chaleurs de la journée et les nerfs mis à rude épreuve au cours de ces derniers temps,  la soirée s’achève dans une bonne humeur communicative… .

Pilotes fatigués après une soirée arrosée
Pilotes fatigués après une soirée arrosée

…mais le retour aux bungalows s’avère être une difficile navigation !

Le  lendemain, 16 février, venus accueillir les mécanos  à leur descente du Transall, les Cne Morel et Ouvrard se font « mettre au garde à vous » sur le tarmac par un officier gabonais qu’ils ont omis de saluer. (A notre corps défendant, on ne saluait pas à cette époque sans couvre chef, mais nous n’étions pas trop en position d’argumenter face à un Commandant Major très irrité qui, de plus, était sur ses terres que nous devions fouler avec diplomatie.)

Pilotes au garde à vous
Pilotes au garde à vous

Nous sommes en alerte à 1h sans aucun moyen de communication si ce n’est par estafette, ni aucun moyen de transport pour aller à l’aéroport.

On nous installe finalement dans une salle qualifiée de « salle d’ops » chez l’armée de l’air gabonaise sur l’aéroport. Nous y préparons avec les moyens du bord et l’équipage du ravitailleur une mission d’appui feu ( ?)  à 2 avions sur le Tchad (plus de 1000 NM, sûrement un record !…).

La plaisanterie dure deux heures puis nous retournons définitivement à Kérélé.

Samedi 17 février.

Pas de week end pour les braves. Nous sommes en alerte à 1 h. Mais plus de tentative de record en vue. La journée se termine au restaurant de l’Intercontinental avec Lissonde, Michel, Bébert et Joseph, le barbouze de N’ Djamena qui a réussi à se faire pousser vers Libreville (par quel moyen ?)

Quelques passes de « Blackjack » au casino de l’hôtel, ce qui nous donne l’occasion d’améliorer notre anglais car le personnel y est exclusivement britannique et …féminin. Nous apprenons qu’il est formé à Port Gentil, la ville de notre aérodrome de dégagement situé plus au sud et  pratiquement sur l’équateur.

Nous terminons la soirée au Sunset, une boite en vogue de Libreville.

Dimanche 18 février.

Deux avions en alerte à 1 h. On ne sait trop pourquoi et pour quelle mission.

Une sortie en voilier du club nautique se solde par un retour à la rame de l’équipage, plus habitué au vol en patrouille qu’aux manœuvres sophistiquées de la marine à voile. Membres d’équipage : Lissonde, Michel, Ouvrard. Deux capitaines de trop pour un bateau fût il une « Caravelle » de 5 m de long !

Le soir, nous participons à une manip (…) organisée par Momo chez des civils en poste au Gabon en présence du LCL Courteille (l’ancien commandant du 1/11) pour son dernier jour de détachement comme Adjoint Air à Libreville, heureux de retrouver des  anciens du  F 100.

« Billy » (Lissonde) reste de permanence pour soigner ses coups de soleil de la sortie en mer.

Lundi 19 février.

Alerte à 1 h.

Nos amis de la veille viennent voir les Jaguar de plus prés.

L’après midi, le team ops (Lissonde/ Michel)  lance un défi au team technique (Bouaniche/ Aimable) au tarot.

Le défi est de taille et même « l’excuse menée au bout » ne suffira pas à nos courageux pilotes pour  venir à bout de nos indestructibles mécanos aussi à l’aise sur une aile d’avion en plein cagnard qu’à une table de tripot! 

Avec le départ de Courteille, notre chef « Pecc » devient le grand chef « Air » à Libreville. Honneur à lui !

Pilote CHEF !
Pilote CHEF !

Mardi 20 février.

Alerte à 1 h.

Mais le président gabonais arrivant de France avec son B 747 et diplomatie obligeant, nous décollons pour aller l’intercepter et l’escorter précédés par les Fouga de la « garde présidentielle » jusqu’à ce qu’il touche la piste de Libreville…

Peccavy, Michel, Morel, Ouvrard escortant le président Bongo…)
Peccavy, Michel, Morel, Ouvrard escortant le président Bongo…)

Remettant les gaz, nous en profitons pour aller franchir l’équateur quelques miles nautiques plus au sud, saluant Neptune d’un tonneau avant d’aller fêter dignement l’évènement à Kérélé.

Ce soir là, selon de nouvelles consignes venues d’on ne sait où, nous devons tenir le poste d’Officier de Permanence Opérationnelle au Camp De Gaulle (Armée de Terre). Ce sera l’unique fois et le rédacteur de ces lignes, l’unique impétrant…

Mercredi 21 février

Profitant des retombées diplomatiques de la veille, Lissonde passe l’équateur en Puma pour aller visiter la réserve de chasse présidentielle…

Equateur = champagne !
Equateur = champagne !

Vers midi, atterrissages de deux Jaguar en provenance de Dakar avec Vergnères, Deltrieu, Estrugau et Ruffray pour la relève avions.

 L’arrivée de nouvelles têtes, avec le courrier et les nouvelles du pays (…) constituent un des moments les plus appréciés de tous les détachements ! Sur le plan technique, la disponibilité remonte en même temps que le moral.

La soirée ne s’éternise pas car les mêmes pilotes repartent le lendemain pour le convoyage retour, les uns en Jaguar, les autres en C 135.

Jeudi 22 février

Après le départ des convoyeurs, la dispo avions est maximale.

Ordre nous est donné de remonter les six avions le lendemain à N’ Djamena vers 10h.

Dernière soirée à l’Intercontinental où l’un d’entre nous ( son nom restera secret !) a découvert le moyen de faire du sport tout en jouant à la roulette selon une martingale savamment mise au point pendant la journée à Kérélé …

Après deux heures de cette activité nous sommes physiquement et financièrement épuisés.

Pilotes exténués par deux heures de roulette
Pilotes exténués par deux heures de roulette

 Et coup de génie (ou…de chance), l’inventeur de la dite martingale, voyant notre mise fondre comme neige au soleil (nous sommes à l’équateur !…) décide de miser les quelques francs CF restants  (pour le panache !…) sur un numéro… qui sort et nous rapporte 36 fois la mise …

La cagnotte de départ est sauve. Nous quitterons le Gabon, la tête haute !

Vendredi 23 février

Mission prévue : départ en basse altitude au dessus du Gabon (le « persil » où une éjection n’est pas recommandée…), passage de l’équateur, ravitaillement sur le trajet vers N’ Djamena et atterrissage.

Décollage de Peccavy, Michel, Morel et Debernardi.

Lissonde et Ouvrard restent au sol. Problème électrique sur l’un des avions. Problème de masque 02 sur l’autre. Patrouille indissociable…

Samedi 24 février

Le détachement est donc scindé en deux avec les deux tiers des effectifs pilotes et avions au Tchad et le reste à Libreville avec les problèmes techniques et logistiques qui s’en suivent.

Une soirée de plus à Libreville mais depuis quinze jours nous sommes habitués aux incertitudes et avons appris à gérer notre temps où que nous soyons.

Dure la vie à Libreville
Dure la vie à Libreville

L’officier mécano est quant à lui mis à rude épreuve en matière de stress et d’organisation car il faut gérer une logistique de loin sans avoir des moyens de liaison souples et efficaces.   

Dimanche 25 février

Après avoir récupéré un masque  O2 et l’avion réparé, Lissonde et Ouvrard remontent sur N’Djamena avec le ravitailleur ce qui leur permet d’arriver en basse altitude sur le Tchad, après  avoir fait un détour et survolé de vieux amis rencontrés quelques mois auparavant, les éléphants de Wasa, réserve située au Cameroun et que nous avions visitée jadis en 4X4 (une  manip complexe magnifiquement organisée par Deltrieu à l’époque !…).

Soirée locale
Soirée locale

Le détachement se retrouve de nouveau au complet à N’Djamena et loge désormais à la « Tchadienne », un hôtel dont le confort et l’éclat ont subi incontestablement l’outrage des années depuis les temps anciens de la colonisation française…et qui sert désormais de base avancée à une population camerounaise très féminisée et très francophile…

La piscine dont le système d’épuration a vieilli également, a pris une couleur verdâtre guère engageante et surtout les pilotes français y ont un contentieux  pour y avoir poussé tout habillé (mais, à leur décharge, ils ignoraient l’identité du lecteur de journal flânant au bord de l’eau) l’ambassadeur de Suisse dont la neutralité bienveillante fut ainsi outragée…    

Lundi 26 février

Morel et Ouvrard décollent pour une RAV sans aucun objectif particulier si ce n’est de consommer les dernières gouttes de carburant sur la base tchadienne et de montrer la présence des Jaguar toujours dissuasive.

Lissonde et Debernardi assurent une mission d’OGT, histoire de sortir de la routine….

Mardi 27 février

Pas de vol car il n’y a plus de pétrole. Les avions dont la disponibilité est optimale restent au parking. Les pilotes et mécanos s’occupent comme ils le peuvent au Saho (La Tchadienne) organisant des parties de blackjack qui permettent de remonter la caisse escadrille.

Mercredi 28 février (fin du mois, ce n’est pas une année bissextile !…)

Pas de vol. Echecs et bridge toute la journée

Jeudi 1er Mars

Mission OGT pour Lissonde et Ouvrard.

En fait, il ne reste que 5 jours de carburant sur N’Djamena qu’il faut conserver au prétexte de coup de « feu » (que nous souhaitons à vrai dire mais qui n’arrivera pas). Le bac qui assure la liaison fluviale entre la ville et le Cameroun est inutilisable et l’approvisionnement de la ville aléatoire. Par contre, il n’y a aucune restriction au mess. Messieurs les commissaires, chapeau bas !

Il nous reste 27 jours de détachement…

Vendredi 2 mars

Michel et Lissonde : guidage Atlantic

Morel et Ouvrard : OGT

Histoire de maintenir notre moral et de consommer avec parcimonie les dernières gouttes de pétrole sur la base aérienne.

Le chef, lui, a fini par succomber aux affres du tourisme africain et récupère dans sa chambre…

Pilote CHEF victime du tourisme Africain
Pilote CHEF victime du tourisme Africain

Brusquement à 16h45, nous passons en alerte en 30mn.

A 17h15 on nous “scramble” avec Morel pour une reconnaissance sur Massaguet située à l’est de la capitale tchadienne pour quelques dizaines de nautiques. La nuit est proche et nous ne tardons pas à rentrer, sans avoir rien vu lors de ce vol, mais profitant encore de la fin du jour car le balisage nocturne de la piste n’est pas secouru.

Sûrement avons-nous encore volé pour manifester notre présence !…

Samedi 3 mars

L’agitation semble reprendre sur N’Djamena.

4 avions sont mis en alerte en 15 mn puis en 30mn.

Le chef n’écoutant que son devoir revient à la tête de ses troupes.

3 avions (Peccavy, Michel et Morel) sont déclenchés vers 10h15 avec le « bingo vert » (autorisation de tir à vue) mais reviennent sans avoir vu quoi que ce soit.

Dimanche 4 mars

Pas de vol prévu mais nous sommes tous en alerte à 1h pour décoller.

La caisse escadrille remonte au blackjack et nous préparons nos valises pour un départ rapide…Nous commençons à être rompus à cet exercice.

P'tiot gars ne sera pas surpris cette fois;...
P’tiot gars ne sera pas surpris cette fois;…

Lundi 5 mars

Le départ est confirmé car les avions sont très exposés au sol et avec la pénurie de carburant, ils ne sont plus de beaucoup d’utilité au Tchad.

Décollage vers 10h de 4 avions vers Libreville : Peccavy, Morel, Lissonde et Ouvrard.

Le leader semble pressé de retrouver des cieux plus cléments et  à 0 .9 de mach, ça laisse peu de marge aux n°3 et n°4 …Mais finalement les quatre avions finissent par se rassembler quelque part au dessus du Cameroun et arriveront à Libreville sans encombre à 11h50.

Bébert (Debernardi), en panne hydraulique (il y a des jours sans !…) finira par décoller avec Michel. Ils rejoindront le Gabon vers 13h30.

Merci Adj Bouaniche et votre équipe de mécanos ! Vous aurez toujours su être là au bon moment pour que nous puissions prendre l’air quand ça urgeait.

En effet ca chauffe à N’Djamena; seulement cinq mécanos pourront nous rejoindre le soir pour prendre soin de nos destriers avec simplement leur propre caisse à clous.

La majorité de leurs effectifs arrivera avec du matériel le lendemain soir vers 20h. Le Cne Jullien sera obligé, malgré lui, d’en laisser une poignée au Tchad, pour assurer la protection des locaux et du matériel technique plus lourd, dans des conditions extrêmement exposées.

….Nous allons séjourner ainsi à Libreville jusqu‘au 12 mars, notre temps étant partagé entre les tenues d’alerte, quelques vols locaux d’entrainement au dessus de la forêt équatoriale, d’autres plus lointains vers le Tchad mais aussi la planche à voile, le bridge, l’Intercontinental, le Sunset…

Compagnon de plage au Kérélé
Compagnon de plage au Kérélé

Mardi 13 mars

Enfin, après cette semaine « équatoriale », la rentrée (…) se déclenche de manière un peu abrupte et matinale pour certains…                                                                                 

Pilotes de retour aux affaires
Pilotes de retour aux affaires

Le détachement se compose maintenant de 3 avions à N’Djamena (Peccavy, Debernardi et Lissonde) et des 3 autres à Libreville (Morel, Michel, Ouvrard).

Quelques jours plus tard, les 3 avions de Libreville, viennent faire une mission de reconnaissance vers le Tchad en laissant au passage Michel qui se pose à N Djamena.

Morel et Ouvrard retournent à Libreville….Une longue mission !

Quand 2 pilotes se sentent solidaires...
Quand 2 pilotes se sentent solidaires…

« Juju »  notre officier mécanicien remonte à son tour au Tchad laissant la responsabilité de la mécanique à Bouaniche.

Samedi 17 mars

A Libreville : 2 avions dispos, 2 pilotes dispos, 8 mécanos dispos. Mais aussi du carburant !

Nous sommes en alerte à 30mn.

A N’Djamena, la vie reprend tranquillement. Les pilotes sont protégés et logent maintenant sur la base dans les bâtiments du LC2 en cours de réfection. Ce qui leur vaut quelques visites inattendues pendant leur sieste…Il est vrai que les ouvertures pour placer les climatiseurs ont été prévues très larges…

Pilote CHEF , combat inégal avec un serpent
Pilote CHEF , combat inégal avec un serpent

                           …Qui a le plus peur ? Le chef ? Non, l’intrus, car il finira dans la casserole d’une famille tchadienne… !

 Enfin, le 20 mars, les 2 derniers avions de Libreville remontent définitivement sur le Tchad.

Nous aurons encore une grande semaine d’inactivité aérienne avant la relève à N’ Djamena redevenue plus calme.

Nous occupons notre temps à faire du sport en attendant notre retour en métropole.

Le 27, c’est à notre tour d’accueillir la garde montante (…) à sa descente d’avion.  

Pour certains, ça aura été le dernier séjour au Tchad…  (notamment pour le rédacteur de ces lignes qui auront été écrites avec une pensée spéciale pour son ami B Lissonde mort en SAC trois ans plus tard à Libreville, pour Jullien et Bouaniche aujourd’hui disparus…)

A  tous ceux du 2/11 qui participèrent à ces évènements en Afrique, je voudrais témoigner de mon profond respect, de ma sincère admiration et de mon amitié toute particulière.

Je suis fier d’y avoir porté l’uniforme de l’Armée de l’Air à vos cotés.                 

Philippe OUVRARD  

Pilote de l’EC 02/11

Comment l’harmattan a sauvé les Jaguar de l’opération « Tacaud », le 30 juillet 1978.

JAGUAR DC4

 

L’harmattan, vent sec (Alizé) de Nord-Est, chaud et chargé de poussière, venu du Sahara, sévit , durant plus de six mois au nord du Sahel de novembre à mai. Ce vent engendre la principale source de poussière dans le monde (120 millions de tonnes par an, soit 20 % du total mondial).

SITUATION

À l’origine, en décembre 1975 après le coup d’état du 13 avril par le général Félix Malloum et à la demande expresse du gouvernement tchadien, la France a rapatrié l’ensemble de ses troupes présentes dans le pays, remplacées par des accords de coopération technique militaire en mars 1976.

Depuis juillet 1977, la situation au Tchad n’est pas brillante à cause de l’offensive du Frolinat (Front de Libération Nationale du Tchad) appuyée par la logistique lourde de la Légion islamique libyenne. À la tête de la deuxième armée, Goukouni Oueddeï prend le poste de Bardai le 5 juillet et Kirdimi le 12 juillet.

Le poste de Zouar est à son tour attaqué le 15 juillet, 200 soldats des Forces Armées Tchadiennes (FAT) sont évacués par trois Transall venus directement de France (opération Camomille). En septembre 1977, Hissène Habré et ses Forces Armées du Nord (FAN), anti-Libyens, rejoignent le gouvernement du Président national Félix Malloum

Début janvier 1978, sous l’impulsion des Libyens, l’offensive « Ibrahima Abatcha » est lancée vers le sud de la région du Borkou-Ennedi-Tibesti (BET) par le Frolinat. La garnison de Fada se rend le 14 février, puis celles d’Ounianga-Kébir et de Faya-Largeau le 17 Février. Celles de Koro-Toro (nord de N’Djamena) et d’Ati (nord-est de N’Djamena) suivront.

Pour sa part, la troisième armée Volcan (Ahmad Acyl) s’attaque à la région de Biltine et d’Abéché, dans l’est du pays. La première armée (Mahamat Abba Seïd), quant à elle, engagera la bataille de Salai (nord-ouest de N’Djamena) le 16 avril, forçant les français de « Tacaud » à s’engager dans le conflit pour la première fois depuis leur mise en place fin mars.

Tacaud
Faits aériens marquants de l’opération Tacaud

ENGAGEMENT FRANÇAIS

Le Président Giscard d’Estaing connaissait bien la préoccupation tchadienne grâce à un compte rendu du colonel Jean-Louis Delayen (conseiller du Président Félix Malloum depuis 1972) en juillet, au fort de Brégançon. Mais ayant déjà perdu les élections cantonales de 1976 et les municipales de 1977, il ne voulait pas mettre en péril les législatives du 12 et 19 mars 1978 sous la pression de l’opposition (programme commun de François Mitterrand et de Georges Marchais), en s’engageant sur un autre conflit « ensablé » après les opérations « Verveine » au Zaïre et « Lamantin » en Mauritanie en 1977.

Néanmoins il fera part de sa décision d’intervenir lors d’un conseil de défense du 20 février 1978. Ce sera l’opération « Tacaud », qui sera une manœuvre essentiellement défensive portée sur le vecteur aérien. Elle sera précédée par une opération de préparation in situ, « Citronnelle », pour être opérationnelle rapidement sur le terrain dès la fin des élections. Après la victoire aux législatives et dans le cadre de « Tacaud », l’arrivée des troupes au sol fin mars sera rapide (environ 2 000 soldats), puis dix Jaguar et deux C 135, ravitailleurs en vol venus de Dakar, se poseront sur l’aéroport de N’Djamena le 27 avril. Ils seront stationnés entre l’aéroport civil et la base aérienne « Sergent-chef Adji Kosseï », avec une protection relative, un ancien canon antiaérien Bofors de 40 mm (tchadien) et quelques fusiliers-marins français encadrant des soldats locaux.

Dans le camp des opposants au régime, malgré la présence des missiles sol-air Sam 7 fournis et servis par les Libyens qui abattront trois avions de l’escadrille tchadienne (un DC3 et un DC4 en février à Faya et un AD4 (Douglas A-1 Skyraider, bombardier d’appui tactique) en avril à Salal) et deux Jaguar, Khadafi et Oueddeï voulaient détruire tous les Jaguar en opération au Tchad.

En effet, lors de la reprise des garnisons d’Ati et de Djedda en mai 1978 par « Tacaud », ces avions auraient été responsables de la mort de centaines de rebelles et de nombreux Libyens, engendrant la panique et faisant remonter les troupes libyennes et du Frolinat au nord de la ligne Moussoro-Ati-Abéché

Jaguar armé sur le parking de N’Djamena
Jaguar armé sur le parking de N’Djamena

QUE FAIRE ET COMMENT FAIRE ?

Le chef de l’état libyen, le colonel Mouammar Kadhafi, avait, comme tous les chefs d’états d’Afrique, des conseillers étrangers. L’un d’entre-deux, E.P. W., était amé­ricain, ancien béret vert et ancien membre de la CIA, vendeur d’armes à l’occasion et impliqué dans de nombreuses affaires. Il fut donc sommé de trouver une solution pour éliminer les Jaguar, rapidement, moyennant finances et reconnaissance.

TACTIQUE DE E.P. W.

Il s’inspira certainement de la dernière tentative de coup d’état de Bob Denard le 16 janvier 1977 à Cotonou au Bénin, en proposant une destruction des appareils sur l’aéroport de N’Djamena, par un commando posé et récupéré dans les minutes suivantes. Il pensa à utiliser un type d’avion usuel qui ne surprenne pas les contrôleurs aériens tchadiens peu nombreux et peu vigilants de nuit. Il fallait simuler un atterrissage d’urgence en prétextant une panne, opération assez facile compte-tenu de l’état général des avions qui transitent au Tchad. Il resterait à « palabrer » au roulage avec la tour de contrôle tout en larguant le commando côté opposé dans l’ombre de la nuit, passerait devant elle en feignant de rejoindre un parking éloigné pour réparation, afin de se rapprocher du début de piste, et récupérerait le commando sur la raquette (aire de demi-tour pour reprendre la piste dans l’autre sens) et décollerait cap au Nord.

À partir des opérations « Manta » de 1983 à 1984 et « Épervier » en 1986, ce sont des contrôleurs français qui scruteront l’espace aérien tchadien, avec un matériel moderne. Ainsi venant du Cameroun en passant par le Niger puis par le Nigeria, un appareil libyen Tupolev TU-22, avec un équipage d’Allemands de l’Est et la soute à bombes ouverte, sera « accroché radar » (Centaure) et abattu par un missile Hawk au-dessus de la banlieue proche de N’Djamena le 7 septembre 1987.

Afin de mettre au point la mission, E.P. W. envoya son adjoint amé­ricain (ancien béret vert) dès juin à N’Djamena, pour prendre des renseignements et des photos sur l’activité des Jaguar et sur leur stationnement. Ce dernier confirma la protection relative des aéronefs et le type de trafic le plus commun, essentiellement composé de DC-3 (bimoteur hélices) ou de DC-4 (quadrimoteur hélices) datant de la première moitié du siècle dernier, de la compagnie locale Air Tchad et de l’escadrille aérienne tchadienne avec sa dizaine de DC-3 et ses trois DC-4.

Avec ces éléments, E P W. décida d’acquérir un avion du même type avec le recrutement d’un équipage français, parmi les mercenaires disponibles (qui restent toujours sous surveillance du SDECE).

Pour ne pas alarmer les services secrets sur la véritable cible de l’opération, il invoquera simplement une livraison officieuse d’armes, événement fréquent en ces temps sur l’Afrique. Ainsi nul ne pourra penser à la vraie nature de la mission à réaliser, en plus par des Français.

Pour ce faire, il contacte M. VV. 48 ans, commercial à Paris, qui effectue de temps à autre des «missions contractuelles ». Ancien parachutiste ayant participé à la guerre d’Indochine puis d’Algérie, il a loué « ses services » par la suite en Afrique, notamment pour se battre au Nigeria dans les années 70 et secourir les Biafrais. II avait participé au contrôle des Comores en 1975, en effectuant des recon­naissances aériennes. Après accord, la Libye lui propose la mission suivante avec un budget d’un million et demi de francs, « trouver un DC-3 ou un DC-4 en bon état ainsi qu’un équipage français », pour une simple mission de livraison d’armes en Afrique. M. W. accepte et achète un DC-3 (appelé aussi Dakota ou C-47) sorti de révision à Rodez et engage deux pilotes. Il sera pour sa part le mécanicien navigant pour compléter l’équipage et partira en qualité de responsable ce la mission.

Le premier pilote est un ami du Biafra, R. R., 42 ans, qui lui avait recommandé l’avion basé à Rodez. Il a été pilote de l’Armée de l’Air en Algérie, puis membre de l’OAS, condamné par la Cour de Sûreté de l’État. Il s’exilera en Amérique latine en 1963 où il sera piIote personnel du dictateur nicaraguayen Samoza, puis au Gabon, comme pilote personnel de Bongo jusqu’en 1972. Il est pour l’heure commandant de bord sur Fokker F-27 à Air Rouergue, basé à Rodez, mais pour le « fun » il fait aussi des convoyages d’avions dans le monde. Le second pilote P. T., 28 ans, pilote également à Air Rouergue est totalement étranger aux affaires africaines, mais voue une admiration pour les avions mythiques dont le célèbre Dakota. Passer sa qualification sur cet appareil est pour lui un rêve et surtout lui permettra de vivre ultérieurement des aventures en Afrique. Les différentes dispositions étant réglées, le DC-3 immatriculé F-BIEE partira de Toulouse-Blagnac le 27 juillet 1978 pour officiellement effectuer un convoyage vers la Thaïlande, avec une escale à Catane en Sicile.

Sur place il existait un relais libyen pour le chargement de bidons, remplis pour les uns d’essence en vue d’un ravitaillement et pour les autres, de billets de banque et d’armes.

L’OPÉRATION COMMENCE

Dix minutes après le décollage de Catane, le contrôle perd l’avion et signale sa disparition. Il sera déclaré abimé en mer le 28 juillet. Pendant ce temps, volant sous la détection des radars, le Dakota a mis le cap vers Zouar au Nord du Tchad à travers un couloir aérien au-dessus de la Libye qui leur était réservé. Goukouni Oueddeï et le colla­borateur de E.P. W. qui, depuis plusieurs semaines, entraîne un commando de trente hommes pro-Libyens à une opération de sabotage, font partie du comité d’accueil. Les armes débarquées, ils demandent aux Français d’effectuer un atterrissage d’assaut de nuit sur l’aéroport de N’Djamena le 30 juillet, pour un sabotage des stocks de carburant (supposés) et en fournissant tous les éléments et relevés nécessaires à la mission.

On peut envisager qu’ils ne connaissaient certainement pas la présence des Jaguar, pas plus que le lieu du parking, d’où le choix de la cible annoncé pour ne pas faire naître chez les deux anciens baroudeurs une trahison au code des frères d’armes. Sachant que les dépôts de Shell et de Mobil ne sont situés qu’à un kilomètre (Farcha) donc rapidement accessibles (pas d’utilité de stocks sur base) et que le commando s’était entraîné avec l’Américain sur des répliques d’avion hâtivement bricolées, afin de répondre à la mission libyenne avant l’arrivée de l’équipage, il devient facile d’envisager la vraie nature de la cible prévue.

INTERVENTION DE L’HARMATTAN

Le 30 juillet soit deux jours après son arrivée, le DC-3 décolla vers minuit de Zouar pour l’aéroport de N’Djamena avec le commando aux ordres de Chaïbo Bichara mais aussi avec l’harmattan, bien que la période ne soit pas propice à ce phénomène. Au fur et à mesure du vol, les quelques secousses par le vent se sont transformées en fortes turbulences et les rebelles, pour qui ce voyage était également un baptême de l’air, furent presque tous malades et vidés de leurs forces pendant les quatre heures de vol.

Comble de l’ironie, l’harmattan avait atteint la capitale avant l’avion et perturbé la production d’énergie, au point de provoquer une panne totale de courant affectant le balisage des pistes et l’éclairage des bâtiments avec une interruption du trafic radio. En arrivant sur zone mais privé de repères au sol et transportant des soldats en situation physique hors de combat, dans des conditions de vol extrêmes donc d’atterrissage très dangereux, l’avion doit remettre le cap sur Zouar en annulant ainsi la mission.

RETOUR ET MODIFICATION DE LA MISSION

L’accueil à Zouar fut houleux de la part des membres du Frolinat et des Libyens, qui demandèrent à l’équipage de repartir le lendemain, avec un autre commando. R.R. refuse fermement. Officiellement il évoque des carences évidentes de préparation de la mission précédente, le manque de renseignements sur l’aéroport de N’Djamena et une météo défavorable.

Très probablement il s’agit d’une tout autre raison qui relève de l’intime. Il avait appris incidemment auprès du commando la véritable cible au cours du vol. Cette mission ne répondait sûrement pas à leur « dogme patriotique ». À la nouvelle de l’échec, Kadhafi menaçant impose à E.P. W. de trouver un autre équipage dans les plus brefs délais, afin de réaliser et réussir cette mission au plus tôt.

Devant l’urgence, E.P. W. utilise le relais de la CIA, avec l’accord du gouvernement américain qui aurait même versé les primes…

Trois vétérans américains sont engagés et arrivent à Tripoli, une quinzaine de jours après le premier vol, pour prendre possession d’un Fokker F-27 (Le Fokker F27 est un avion à turbopropulseurs court courrier) et voler vers Zouar pour accomplir la mission. Seulement, quinze jours s’étaient écoulés et la situation avait évolué à Faya. Les différentes ethnies des Forces Armées Populaires se déchiraient, entre pro-Libyens et anti-Libyens, suite à une tentative politique de division de Kadhafi pour affaiblir le Frolinat, ce qui entraîna la dissolution des Forces Armées Populaires (FAP).

De ce fait à l’arrivée à Zouar, l’équipage américain est arrêté par les Tchadiens qui revendiquent des conditions particulières en donnant une réflexion de quelques jours aux Libyens, sinon les Américains seront passés par les armes.

DÉNOUEMENT

Sans développer les détails de la situation et en réponse à l’ultimatum, le camp libyen proche donne de l’artillerie sur le terrain de Zouar, ce qui permet ainsi à l’équipage de fuir discrètement en utilisant le DC3 français parqué à proximité. La surprise passée, les Tchadiens rétorquent par un tir nourri sur l’appareil au décollage, qui l’endommage sérieusement et blesse le co-pilote. Ils se poseront néanmoins à Sebha au sud de la Libye, sous la protection de E.P. W., avant de rentrer aux États-Unis et de rembourser les primes.

Pour sa part, E.P. W. sera arrêté en 1982 et jugé en 1983 dans son pays pour vente d’armes à la Libye malgré l’embargo, puis emprisonné et libéré en 2004 pour services rendus (il était en fait couvert secrètement et d’une manière officieuse par différents services secrets non coordonnés de l’état américain).

QUE SONT DEVENUS LES FRANÇAIS DE L’OPÉRATION ?

Selon des témoignages locaux rapportés par Jeune Afrique, les trois Français auraient été fusillés à Zouar. Dans ses interviews, Goukouni Oueddeï dément et affirme les avoir vus partir avec des Libyens en DC3, pour Tripoli. Une autre version, celle du Tchadien Chaibo Bichara, assassiné en 1988 par Hissène Habré, chef du commando qui faisait partie de la mission sur N’Djamena et interrogé à la télévision française en 1980, affirme que les pilotes auraient été amenés en Libye et faits prisonniers.

Pour les familles, il n’y aura aucune nouvelle ou action pendant près de 30 ans jusqu’à l’affaire des infirmières bulgares et du médecin palestinien, emprisonnés pendant huit ans et libérés le 24 juillet 2007 par Kadhafi sous l’influence politico-économique du Président Nicolas Sarkozy.

Profitant de cette libération, J.C. R., le frère de R., a écrit au Président français pour connaître la vérité sur la disparition des trois pilotes (journal La Dépêche du 26/11/2007). En réponse, la présidence de la République fait savoir « qu’à la demande du chef de l’État, l’ambassadeur de France à Tripoli a été instruit de sa démarche ». De même, dans le JDD Journal du Dimanche du 6 août 2011, Marie la fille de M. W. confiait au journaliste J.P. Vergés qu’elle portait plainte contre Kadhafi pour « séquestration ». « Ces hommes ont été recrutés non seulement en raison de leur connaissance du continent africain et de leurs compétences opérationnelles mais aussi dans le but de brouiller les pistes sur la nature véritable de leur mission », souligne Me Alexandre Varaut, avocat de Marie, qui assure que les mercenaires français ne s’attaquaient généralement pas aux intérêts de leur patrie. Le conflit international contre la Libye en 2011 n’a rien apporté de nouveau sur cette affaire.

Jean-Luc Gerber ; coopérant au Tchad de 1976 à 1979 (GR 31)

Article paru dans “La Charte”organe de la fédération nationale André MAGINOT

Consultations de récits réalisées pour confirmation des faits :

  • Presse : La Dépêche du Midi. La Dépêche du Dimanche, Journal du Dimanche, Jeune Afrique.
  • Livres d’auteurs spécialistes du Tchad Robert Buijtenhuijs et Florent Sené

Détachements en OPEX

Détachements en OPEX

J’avais déjà publié un article sur un détachement en OPEX du 3/11 à Rivolto ; aujourd’hui, je refais la même chose avec le 2/11 à N’Djamena pendant l’opération TACAUD.
Je vous mets quelques photos et vous pourrez en retrouver plus dans l’espace membre dans la page “Detam 2/11 en aout-sept 1979“.

Je pense que certains d’entre vous ont des photos qui me permettraient de publier d’autres pages/articles de ce genre ; plutôt que de les laisser au fond d’un tiroir, envoyez les moi et je suis certains qu’elles rappelleront de bons souvenirs.