La guerre du Golfe ; c’était il y a 25 ans

Le A89


Interviews de pilotes, réalisées par M.Jean-Pierre Hoehn et M. Daniel Jandel extraites d’un article paru dans le n*282 du “Fana de l’aviation”.

Eh oui, la guerre du Golfe, c’était il y a 25 ans et au mois de Février, ce sera les 30 ans de l’attaque de la piste de Ouadi-Doum dont je vous parlerai plus longuement. Il y a quelques semaines j’avais fait paraitre un article “un missile dans le réacteur” qui relatait la première mission d’un des pilotes, le capitaine Hummel ; là je vous invite à lire le récit de la même mission racontée par un autre membre de la patrouille, le capitaine Bonnafoux, pour qui ça aussi failli mal finir.

Le vol à très basse altitude et la menace anti-aérienne.

Au tout début du conflit, l’aviation américaine a commencé par disloquer ou anéantir les réseaux de transmission des Irakiens, leurs radars et leurs sites de missiles anti-aériens à guidage radar. Cette action préliminaire signifiait pour nous que la menace la plus dangereuse, celle des SAM que nous appréhendions le plus, avait en principe disparu et, avec elle, la raison d’être du profil de la mission à très basse altitude (TBA). Pourtant, au cours des toutes premières missions, tout le monde, Américains, Anglais, Français, attaqua en TBA comme si nous n’avions été entraînés qu’à procéder de cette manière. Ce sont les TORNADO de la RAF, on le sait, qui ont payé la basse altitude au prix le plus lourd. Cependant, ils ne pouvaient pas toujours attaquer autrement. Leurs premières missions ont consisté à détruire en Irak les pistes des bases aériennes avec des bombes anti-pistes qui leur imposaient de survoler les cibles très bas sans leur laisser la possibilité de varier les axes d’approche !

Nos bombes freinées ou anti-piste ne sont elles aussi utilisables qu’à basse altitude. Ces exemples montrent que l’on peut avoir à voler très près du sol pour beaucoup d’autres raisons que d’échapper à des radars. A basse altitude nous avons constaté immédiatement que nous étions à la merci de tous les types d’armes sans exception, y compris les fusils automatiques, et nous avons dons changé de tactique. Pour échapper à cet arsenal dangereux jusqu’à environ 18 000 pieds (5 500 m), la décision fut prise d’opérer à moyenne altitude, au moins dans les phases d’approche et d’éloignement des objectifs, c’est-à-dire au niveau 200 (20 000 pieds, 6 000 m ) et au-delà le cas échéant. Néanmoins, dans ce domaine supérieur, nous restions encore à portée des SAM ou de la DCA de gros calibre, même si le risque en était sensiblement diminué par l’aveuglement de leurs systèmes de tir. L’ennemi pouvait encore lancer ses missiles ou mettre en œuvre ses batteries de DCA au jugé ; notre sécurité était donc toute relative. En outre, lorsque nous emportions des bombes classiques contre des objectifs à atteindre avec précision ou des cibles de petites dimensions, nous étions malgré tout obligés de viser et de larguer nos bombes en semi-piqué. En conséquence, nous sortions de la zone ” salvatrice ” jusqu’au niveau 130 environ (13 000 pieds, 3 500 m ) où nous commencions la ressource. Conclusion : pendant deux à trois minutes, nous étions à nouveau exposés à rencontrer toute sorte de ferraille que l’ennemi pouvait lancer en l’air !

Bien entendu, nous pouvions larguer nos munitions en palier en restant à l’altitude de sécurité, mais cette méthode ne donne de résultats que dans le cas de bombardements de saturation sur des objectifs de surface étendue. “

– Avant la mission, lors du briefing, l’officier de renseignement nous désignait souvent un point rouge sur la carte en précisant : attention, ici il y a en principe de la défense aérienne ! Pour nous, cela ne voulait pas dire grand-chose. Les détails sur la nature de ces défenses restaient très vagues et imprécis. Lorsque nous arrivions près du fameux point rouge ou bien l’enfer se déclenchait ou bien il ne se produisait rien du tout. Chaque mission, chaque journée, apportait son lot de surprises et d’inconnues. A chaque départ en mission, nous nous demandions ce qui nous attendait car personne ne pouvait prévoir les réactions de Saddam Hussein. Cette incertitude augmentait notre stress et notre peur. Nous larguions nos bombes en semi-piqué, et nous remettions immédiatement la gomme en déclenchant la PC et en larguant des leurres afin de tromper l’armement anti-aérien infrarouge, notamment le fameux et redouté SA-7 tiré à l’épaule d’homme, qui pouvait toujours nous cueillir au moment le plus inattendu ! Sur certains films de combat, apparaissent souvent les paraboles de fumée blanche des SA-7 qui ont été tirés contre nous mais que nous n’avons pas vus dans le feu de l’action tant notre concentration sur l’objectif était grande. Pour corser le tout, les Irakiens tiraient aussi un peu au hasard des SAM équipées de fusées barométriques qui explosaient à l’altitude pour laquelle elles étaient réglées, parfois au milieu des groupes d’avions. “

L’AS. 30 L, le ” Maverick ” et la” guerre propre “

Les divers comptes rendus des opérations aériennes de la Guerre du Golfe ont mis l’accent sur la précision de certains bombardements, notamment au centre de Bagdad. Certains journalistes ont fait un rapprochement entre ces attaques de précision et les tapis de bombes qui causèrent de gros dégâts inutiles pendant la deuxième Guerre Mondiale, et ont dit ou écrit que nous accomplissions une ” guerre propre “. Nous n’avons jamais eu ce sentiment. Non pas que nous bombardions n’importe comment, pas du tout, mais tout simplement parce que nous étions condamnés à être précis puisque nos objectifs étaient souvent petits (comme des abris bétonnés, par exemple) et parfaitement isolés dans des zones désertes. Contrairement aux Américains, il n’a jamais été demandé aux pilotes de JAGUAR d’aller bombarder une centrale électrique en plein centre de Bagdad, près d’une station de bus ! “. Destiné aux cibles en dur pour percer jusqu’à deux mètres de béton (ce qui est très remarquable). Il a aussi le grand avantage de pouvoir être tiré à 13 kilomètres du but, ce qui évite au tireur de survoler la cible et les armes anti-aériennes qui la défendent. “

– Je n’ai pas la certitude que les bombardements à l’horizontale par des avions groupés, comme les formations de F-16, étaient d’une précision “chirurgicale “, comme on a dit.

– Lorsque l’objectif est un dépôt de munitions par exemple, et qu’en le détruisant on risque de porter des dommages alentours, il faut aller jusqu’au bout de la mission et larguer ses bombes. Ceux d’en bas, s’ils en ont eu le temps, ne manqueront pas de vous tirer dessus. “

– Vers la fin des hostilités, lors du repli massif des Irakiens, et lorsque leur défense anti-aérienne était presque totalement anéantie, j’ai survolé une colonne de véhicules. Je me souviens très bien d’un soldat qui a sauté de sa jeep en marche pour s’enfuir en courant. Je n’ai pas tiré. Mais au même instant, un autre fantassin, que je n’ai pas vu, n’a pas hésité à me prendre pour cible ! Et là, croyez-moi, mes sentiments ont vite changé, car j’ai compris tout d’un coup que l’adversaire ne nous ferait aucun cadeau, jusqu’à la dernière minute. “

– Nous avions l’AS.30 L, missile air-sol guidé par un rayon laser. Les médias du monde entier ont repris les images que nous avons rapportées de nos attaques… Nous avons tiré environ 63 AS.30 L pendant le conflit, avec un taux de réussite proche de 100%. Il est bien vrai que l’AS.30 L est une arme de précision puisqu’elle va très exactement là où le pilote a pointé le laser du système de guidage, mais ce n’est pas ce qui a justifié son emploi. Cette précision n’a rien d’absolu : si le pilote vise mal, l’AS.30 L provoquera des dégâts considérables là où il n’aurait pas dû frapper ! L’AS.30 L a été utilisé pour d’autres raisons que sa précision. Il a surtout une très grande puissance de destruction, nécessaire contre certains objectifs. Il ne convient pas contre des véhicules.

– Les Américains avaient le ” Maverick “. Ce missile air-sol n’est pas comparable à l’AS-30 L, sinon dans son principe. Il a été spécialement conçu pour mettre hors de combat les engins blindés et mobiles, et pas pour détruire des objectifs en dur comme l’AS-30. Dans son domaine, le “Maverick” est très probablement excellent. J’ai rencontré un pilote de A-10, un vétéran aux cheveux grisonnants, qui a détruit seul et en une seule journée, 21 chars avec cet engin. “

Le “vieux” JAGUAR et les “modernes” TORNADO.

Certains facteurs contribuaient beaucoup à nous tranquilliser l’esprit. Une de nos grandes hantises était l’éjection derrière les lignes ennemies, et, avoir conscience que nous pouvions compter sur une organisation pour la recherche et le secours des pilotes abattus, d’une efficacité exemplaire, était très rassurant. Cette organisation était constituée sur le modèle américain. Dans ce domaine, les Américains ont retiré du Viet Nam une expérience considérable dont nous avons profité.

Avant chaque départ en mission, je passais un peu de temps à me remémorer les paramètres du vol, mais je prenais systématiquement 20 minutes pour réviser le détail des procédures de sauvetage ! “

– Le fait que nos JAGUAR ont deux réacteurs a eu sur nous le même effet tranquillisant que l’excellence de la structure Search And Rescue mise en place par la coalition. Lorsque certains d’entre nous sont rentrés avec un moteur hors service, nous avons vraiment compris, si besoin était, que le JAGUAR nous apportait un ” plus “. Au début des opérations, nous avons eu quelques problèmes de routine : pannes hydrauliques, extinctions de réacteurs intempestives, et autres pépins auxquels nos mécanos ont su faire face rapidement et sans problèmes. Il faut dire que tous, nous connaissons le JAGUAR sur le bout des doigts et que nos déploiements réguliers en Afrique depuis des années, nous ont montré que c’est un appareil rustique qui s’accommode bien des conditions d’utilisation dans un environnement difficile… J’ai vu des JAGUAR avaler quantité de sable sans même que le réacteur ne tousse, par exemple. “

– La comparaison entre le support logistique nécessaire au JAGUAR et celui dont le TORNADO avait besoin par exemple, était significatif et nous amusait. Pour chaque JAGUAR, nos mécanos avaient emporté une palette avec un réacteur de rechange et quelques caisses à outils. Pour chaque TORNADO, la RAF avait acheminé par avion plusieurs tonnes de matériel, sans compter les rechanges pour son électronique extrêmement complexe. D’ailleurs, les Britanniques ont affirmé qu’ils préféraient le JAGUAR au TORNADO, tant pour des raisons de fiabilité technique, que d’utilisation au combat. Et pourtant, leurs JAGUAR sont plus sophistiqués que les nôtres. “

– Je n’ai jamais vu de chasseurs ennemis dans un ciel totalement contrôlé par la coalition, mais un jour, à la fin d’une mission, en vol près de la frontière avec l’Iran, dans cette direction, j’ai vu deux points noirs qui se dirigeaient vers nous. Je ne pouvais pas encore distinguer s’ils étaient amis ou ennemis mais j’ai senti mes cheveux se dresser sous mon casque, tant j’avais la frousse ; je faisais alors une cible très facile. A moyenne ou haute altitude, le JAGUAR n’est vraiment pas en bonne position. C’est même le domaine de vol où il est le plus mauvais ! – A basse ou très basse altitude, il peut toujours s’en tirer en mettant la gomme et en se faufilant contre le relief pour dissuader son adversaire, mais en plein ciel, c’est une autre histoire… Bref, ces deux points noirs ont finalement changé de cap sans s’occuper de moi. Je crois qu’ils étaient américains, mais je n’en suis pas sûr. “

– Il est exact que des MIRAGE F1-CR nous ont accompagné parce qu’ils sont équipés avec ce que nous n’avons pas, un système de navigation quasiment autonome, mais ce ne fut jamais systématique. Comme on le sait, les ” CR ” furent interdits de vol par les Américains au début du conflit, parce qu’ils risquaient d’être confondus avec des F-1 Irakiens. J’ai presque envie de dire que ce sont plutôt les JAGUAR qui accompagnaient ensuite les MIRAGE, car nos alliés tenaient à tout prix que ce dernier opère en duo avec un autre avion, MIRAGE 2000 ou JAGUAR afin d’éviter toute ” bavure “. A l’époque des missiles, ça peut aller très vite ! Nous étions en outre équipés avec des GPS et nous pouvions parfaitement nous dispenser des centrales à inertie des MIRAGE.

Seul au-dessus du désert

Le Capitaine Bonnafoux est affecté à la 7ème Escadre de Chasse, à St Dizier. Il était encore lieutenant lors de la guerre du Golfe, où il a vécu une aventure qui aurait pu tourner au drame, à bord du JAGUAR A104. Ce témoignage ne laisse aucune équivoque sur les dangers et les difficultés auxquels furent confrontés les pilotes français sur ce théâtre d’opérations.

– C’était le 17 janvier 1991. Je faisais partie des pilotes désignés pour la toute première attaque de l’Armée de l’Air contre des positions irakiennes au Koweït. Notre objectif était la base d’Al Jaber, au centre de l’Emirat. Dans le cadre du partage des missions entre les Alliés, les Américains nous avaient demandé d’y rechercher et d’y détruire des stocks ou des emplacements de missiles sol/sol suspectés d’être équipés de charges chimiques. Notre dispositif était une formation de 12 JAGUAR, composée par deux groupes de six avions qui devaient attaquer à quelques secondes d’intervalle au moyen de bombes freinées, tôt le matin. Notre mission devait se dérouler à basse altitude, d’une part à cause de notre armement, et d’autre part afin d’échapper aux SAM guidées par radar, la menace la plus dangereuse… Au moins, était-ce ce que nous croyions à ce moment-là, même si, en principe, les Américains avaient déjà détruit tous les centres de guidage et de contrôle des SAM. Nous avons décollé d’Aï Ahsa, notre base dans le désert d’Arabie Saoudite. A peine avions-nous traversé la frontière du Koweït, que notre univers a soudain changé. C’était comme si une ligne invisible avait été tracée sur le sable. D’un côté, tout était calme et organisé, de l’autre, après quelques secondes, c’était la guerre et l’enfer ! C’était ma première mission de guerre, mais je ne pensais pas qu’une chose pareille pouvait exister. L’intensité de la riposte venant du sol était incroyable, et comme nous étions très bas, nous avions droit à toute la ferraille, tout ce que les armes de tous les calibres pouvaient tirer vers le haut ! J’étais dans la deuxième vague de six avions, je voyais très bien le feu anti-aérien monter vers les premiers JAGUAR, avec, en nombre appréciable, ces fameux SA-7 à guidage infrarouges, tirés à l’épaule par des fantassins. Contre cette éruption, il n’y avait pas grand-chose à faire. Nos moyens de contre-mesure électronique ne servaient à rien puisque les Irakiens n’utilisaient pas de radars pour ajuster leurs tirs, peut-être, d’ailleurs, par crainte d’attirer les ” Weasels ” Américains. Je me suis demandé ensuite pourquoi autant de SA- 7 avaient fait si peu de dégâts contre nous… Peut-être parce que l’empennage horizontal à dièdre fortement négatif du JAGUAR masque un peu la sortie des tuyères ou en absorbe la chaleur et réduit ainsi la signature infrarouge de l’avion ? Cette explication ne peut pas être la seule. Je pense que d’autres facteurs jouèrent aussi en notre faveur, comme notre altitude, la position des tireurs, ou leur angle de visée, par exemple. Notre formation venait de pénétrer à son tour dans cette concentration de tirs, quand j’ai ressenti un impact sur l’avion. Je n’ai rien vu ni entendu, simplement “éprouvé” un choc dans la cellule. J’ai su que j’avais été touché avant que l’alarme de la baisse de pression d’huile ne s’allume et qu’au même instant commence à hurler le signal d’incendie du réacteur droit. J’ai essayé de conserver ma place auprès des cinq autres JAGUAR, mais je perdais régulièrement de la puissance, de la vitesse et de l’altitude… Le reste de la formation m’a distancé pour disparaître devant moi. L’intensité du feu ennemi a diminué, puis tout a cessé. J’avais déjà dépassé la zone la plus dangereuse. J’entendais toujours mes camarades à la radio, mais je ne pouvais même plus les apercevoir ; j’agissais grâce aux réflexes que m’avaient donnés des centaines d’heures d’entraînement. J’étais seul au-dessus du désert. J’ai songé à m’éjecter, mais, comme l’avion volait toujours, j’ai pensé que je pouvais m’en tirer et le ramener. Je retrouvai mes esprits. J’ai largué toutes les charges accrochées sous mes ailes, j’ai coupé le réacteur droit, et j’ai appelé un AWACS dont l’équipage surveillait notre progression. Désormais allégé, le JAGUAR reprit un peu de vitesse et d’altitude. C’était étrange. Le ciel me paraissait vide, mais, dans les écouteurs j’entendais mes camarades attaquer Al Jaber. Soudain, Hummel a crié qu’il avait été touché, lui aussi, au-dessus de l’objectif! Très haut dans leur AWACS, les contrôleurs ne perdaient rien de ce qui se produisait au ras du sol et qu’eux non plus ne pouvaient voir. Ils m’indiquèrent un cap pour rejoindre Hummel, afin qu’ensemble nous puissions si possible, rejoindre la base la plus proche en Arabie Saoudite.

En quelques minutes, je me rassemblais sur son JAGUAR qui avait été touché par un SA-7 sous le réacteur droit. Il avait perdu quelques tôles, d’autres morceaux pendaient sous son ventre, et il traînait une fumée noire.

– Mon pauvre vieux, si tu voyais ton avion ! il est en feu,” lui ai-je dit.

– Le tien aussi, pardi ! ” m’a-t-il répondu. Aussi éclopé l’un que l’autre, nous survolions le désert sans y remarquer la moindre activité. Une chance inouïe, car nos deux avions en feu, ralentis, qui dégageaient une forte quantité de chaleur, faisaient deux cibles idéales pour des tireurs de SA-7. Finalement, nous sommes parvenus jusqu’ à Jubaï, base américaine en Arabie Saoudite, clopinclopant, chacun avec un moteur fonctionnant toujours, et nous nous sommes posés tranquillement. Mon JAGUAR A104 avait été atteint à droite par un projectile de petit calibre qui avait crevé le carter d’huile du réacteur droit. Le JAGUAR A91 du capitaine Hummel avait été touché par un SA-7 qui avait provoqué des dégâts beaucoup plus importants au réacteur droit, et avait endommagé l’autre. Les Américains chez qui nous nous étions réfugiés nous ont demandé quelle route nous avions suivie vers Al Jaber. Nous leur avions montré sur nos cartes un trait presque droit, entre un point A, notre base, et un point B, l’objectif. L’étonnement leur a presque coupé la parole…

Ils nous ont indiqué un endroit traversé par ce trait. C’est là que j’avais été touché.

– ” Si vous êtes passés par là, vous auriez dû être à 50 000 pieds. “

– ” Non. Nous ne volions pas à plus de 50 pieds ! “

– ” Soyez sérieux. Avouez-le, vous ne pouviez pas être en-dessous de 45 000 pieds. “

– ” Non, répétions-nous, nous étions à 50 pieds. ” Comme ils ne semblaient pas disposés à nous croire, nous avons fini par leur demander le motif de leur insistance. Ils nous ont ainsi révélé que nous avions survolé un PC irakien à demi-enterré, le mieux défendu, peut-être, de tout le Koweït.

Jamais ils n’avaient osé s’aventurer si bas sur cette zone, et n’avaient même pas imaginé que d’autres pourraient le faire… Du coup, avec nos vieux JAGUAR, nous sommes devenus les héros du jour, et nous avons dû serrer quantité de mains ! Plus tard, en retraçant avec Hummel le trajet que nous avions suivi au retour, nous avons eu une autre surprise. Nous étions passés exactement dans une sorte de couloir entre deux zones de concentrations irakiennes. Voilà pourquoi nous n’avions rien vu, ni personne. Décidément, nous avons eu beaucoup de chance !

Des 12 JAGUAR de notre dispositif, 4 au total ont été touchés- le tiers de l’effectif. Je regrette qu’on n’ait pas plus parlé de nos deux autres camarades, le Cne Mahagne, qui fut blessé à la tête, et le Ltt

Christ, dont le JAGUAR frappé à l’avant, a perdu une grande partie de ses commandes de vol, mais qu’il a réussi à ramener avec beaucoup de difficultés et de talent… Brave JAGUAR. Si demain je devais retourner au feu et si j’avais le choix, ce serait en JAGUAR.

Témoignages essentiels pour l’histoire de l’aéronautique, ces récits reflètent fidèlement la vie du JAGUAR et des hommes qui ont fait ces 20 ans d’histoire. Aujourd’hui pour le JAGUAR la mission continue en France et dans le monde.

Demain le RAFALE succédera au JAGUAR. Je remercie tout spécialement le Commandant MORVAN pour la réalisation de cet ouvrage. Pilote de JAGUAR depuis dix ans et passionné de l’histoire de l’aviation militaire, il s’est consacré totalement à ce livre. Je rends hommage également aux auteurs des différents articles qui ont accepté ainsi de transmettre le fruit de leur expérience.

Je remercie enfin toute l’équipe du “livre des 20 ans”, en particulier le Capitaine SAINT-LEGER et l’Aspirant D’ANGELO. Le Lieutenant-colonel SCHLIENGER commandant la 7ème Escadre de Chasse

A SAINTDIZIER, le 19 mai 1993

Un aboutissement : la guerre du Golfe !

JAG A133 Guerre du Golfe 9

UN ABOUTISSEMENT : LA GUERRE DU GOLFE 

Un aboutissement : la guerre du Golfe ! Il s’agit maintenant de démontrer l’efficacité et l’adéquation de tout l’entrainement consenti pendant quatre années. Au niveau personnel, savoir si chacun est effectivement prêt mentalement et physiquement à subir la pression des événements et soutenir la tension des combats. La mémoire a tendance à lisser les événements et ne retenir que certains flashs. Pourtant à l’évocation de cette période, deux images me viennent spontanément à l’esprit : la première mission réalisée par le détachement sous le commandement du commandant Mansion et pour laquelle je n’ai été que spectateur ainsi que mon dernier vol avant le retour ou bercail.

Parking Daguet
Parking Daguet

C’est à travers les premières alertes de tir de Scud que nous allons prendre pleinement conscience du déclenchement des hostilités. Le ballet des premiers avions est impressionnant. Les pilotes dont nous avons pu suivre l’entraînement aux attaques terrain depuis plusieurs jours se rassemblent pour finaliser les derniers préparatifs. Je ne peux m’empêcher de repenser à l’émotion qui m’a saisi lorsque je les ai vus décoller ou petit matin. C’était un départ vers l’inconnu ; la situation tactique présentée par les officiers de renseignement avait de quoi inquiéter. Qu’est-ce qui les attend, combien vont en revenir ?

C’est en pleine préparation de notre mission que leur retour est annoncé : le compte n’y est pas mais nous apprenons avec soulagement que les avions manquants ont pu se dérouter. La résistance du Jaguar aux tirs missiles s’avérera frappante. L’intérêt d’un biréacteur est, si besoin était, encore une fois démontré. Deux autres avions touchés par du petit calibre se posent et le capitaine MAHAGNE, touché à la tête, ensanglanté, ne doit son salut qu’à quelques millimètres.

Tir SA-7
Tir SA-7

Ils ont vécu l’enfer mais tous reviennent soins et saufs. Conditions particulières pour préparer notre mission du lendemain. De manière surprenante, l’émotion est de courte durée ; ma curiosité est dorénavant satisfaite. Il s’agit alors de se concentrer sur la préparation de mission. Il reste à savoir si nous opérerons à très basse ou moyenne altitude.

Ce sera finalement une approche à 20 000 pieds. Pour l’AS 30 Laser, nous sommes déjà entrainés à un cas de tir en moyenne altitude et prêts à l’utiliser. Pour ce qui concerne les bombes de 250 kg lisses, les pilotes devront attendre un peu avant de se voir proposer un mode de tir adéquat et obtenir la précision nécessaire.

Dernière mission avant mon retour à Bordeaux. Je suis maintenu, quelques jours supplémentaires afin de réaliser une attaque AS 30 Laser sur les hangarettes avions du terrain de Shaibah. Cette mission apparait un peu plus complexe et dangereuse. Ainsi une protection de Mirage 2000 RDI et d’EF111 de I’USAF est-elle planifiée.

Tout se passe de manière nominale : je suis leader de la seconde PL. L’acquisition de l’objectif est facilitée par les excellentes conditions météorologiques et l’absence de fumées. Dans ce type d’attaque, le plus délicat est de trouver le DMPI alloué. J’obtiens la hangarette prévue en TV, le tir est réussi, la patrouille rassemblée et le retour au terrain se déroule sans aucun problème. Atterrissage, retour parking. La cassette AGL est aussitôt retirée pour être débriefée, copiée et transmise en métropole. Le débriefing complet de la mission va alors dévoiler d’autres aspects de ce vol.

Dès mon retour aux OPS, les pilotes qui ont débriefé le tir tiennent à me montrer la vidéo. Celle-ci permet de distinguer très nettement du personnel irakien se réfugiant dans le bâtiment au moment même de l’attaque des deux premiers Jaguar et ce, ironie du sort, juste avant l’explosion de mon propre missile.

Tir AS30
Tir AS30

La guerre prend alors une autre dimension. Jusqu’à présent, les morts que nous pouvions provoquer n’avaient qu’un aspect virtuel et aucun témoignage direct ne venait en attester. La précision des prises de vue réalisées par l’OM 40 permettait seulement de confirmer la destruction de matériel. Pour le reste, tout n’était alors que question de statistiques. Là, c’est différent ; tout est filmé. Parallèlement, le témoignage des pilotes des M2000 RDI confirme l’explosion à moyenne altitude d’un missile sol-air.

L’analyse fine de la cassette de mon n°2 montre en effet que je fais l’objet d’un tir SATCP (Sol Air Très Courte Portée) pendant la phase de dégagement. Heureusement, l’utilisation préventive des leurres a été efficace et confirme la très grande vulnérabilité du tireur pendant la phase de tir et d’illumination. Le danger zéro n’existe pas. Les nombreux tirs d’artillerie sol-air et de missiles sont là pour en attester. Je me remémore en cet instant le « discours du samouraï », comme nous l’appelions entre nous, subi quelques jours plus tôt. Il était destiné, à priori, à rassembler les énergies et préparer les pilotes à effectuer des missions plus dangereuses à très basse altitude dans le cadre de l’appui feu nécessaire lors de l’avancée des troupes ou sol.

Était-ce nécessaire, utile ? Difficile à dire. Cependant, il était déroutant de s’entendre dire qu’aucun appareil français n’ayant été abattu, cela prouvait la faiblesse des menaces voire l’absence de danger lors de ce conflit. Tout le monde en était sorti incrédule. Nouveau type de conflit, nouveaux profils de mission… La campagne aérienne a été intense et les moyens engagés ont effectivement d’emblée mis à mal la défense aérienne et sol-air irakienne. Mais, c’était faire peu de cas de tous les tirs de DCA que nous avions essuyés et des risques encourus. Le point commun entre ces deux souvenirs est une émotion particulière, une certaine forme d’appréhension par rapport à l’engagement initial de nos pilotes et le trouble face à la confirmation des victimes de mes propres tirs.

Ces émotions sont fugaces, vite ravalées ; chaque pilote doit être prêt à vivre ce genre de situation. On ne peut cependant pas y échapper lors d’un baptême du feu.

L’entrainement constitue alors un refuge, un repère ; l’esprit se tourne entièrement vers la préparation et l’exécution de la mission. Heureusement, seuls subsistent le stress et l’agressivité nécessaires.

Pur produit « Mud », mes trois années passées sur Tornado F3 o au 29 SQN de Coningsby à l’issue de la dissolution de l’EC 04.011 ont été riches en expérience. Avant de repartir pour la France, une question brûlait les lèvres du personnel de la RAF : savoir où se portait ma préférence, la défense aérienne ou l’attaque ou sol ?

Aucun doute possible : un entraînement hors pair lors de mon séjour en Grande-Bretagne (Red Flag, Mapple Flag, l’ACMI, campagne de tir à Chypre, tir de missile SkyFlash) mais pour ce qui concerne les opérations extérieures, mes six années sur Jaguar !

Lors de l’opération Deny Flight et sans vouloir minimiser leur importance, les missions de CAP n’étaient rendues vraiment « intéressantes » que lors d’accrochages des systèmes sol-air ou des activités « Air Présence » réalisées ou profit des troupes au sol.

Ces années sur Jaguar m’ont permis de vivre une expérience aéronautique et une aventure personnelle particulièrement riches que ne m’aurait pas pu m’offrir une autre affectation, un autre avion.

Seul regret, l’absence de remise à niveau importante du Jaguar qui aurait pallié certaines carences (motorisation, SNA, CME ou détecteur de menace…). Les améliorations apportées parfois tardivement peuvent paraitre dérisoires en regard des services rendus. Mais, sa capacité AGL lui aura permis de durer.

Ainsi, en tout lieu et toutes circonstances, dernièrement en BH, ou Kosovo, le Jaguar aura toujours démontré son efficacité et ses qualités de bête de guerre. Aujourd’hui les 3O ans du Jaguar. Puisse cette occasion faire revivre les moments forts de son histoire et de celle de tous les personnels qui ont signé ses heures de gloire.

LCL N….

17 janvier 1991 ; attaque du terrain d’Al Jaber

Au dessus du désert (f.Schwebel)

 

Il est 11 heures du soir ce 16 janvier 1991 ; il m’est difficile de trouver le sommeil et je ne crois pas que le ronronnement des groupes électrogène qui tourne H 24 soit responsable de cet état de fait.

Cela fait 24 heures que l’ultimatum posé par la coalition à Saddam Hussein a expiré et la tension est perceptible pour chacun. De plus, le fait que j’ai été désigné depuis trois jours seulement comme membre de la première patrouille « taskée» n’est pas fait pour me rendre ma sérénité.

Je ne connais pas trop les 12 pilotes qui composent patrouille ni leur manière de travailler ; enfin, on s’adaptera, mais pour une première mission de guerre, ce n’est vraiment pas le moment.

Le but de la mission est d’attaquer le terrain koweïtien D’Al Jaber ou les Irakiens auraient placé des SCUD.

La patrouille est divisée en deux box de six, l’armement constitué de bombes Bélugas et de 250 kg freinées.

Pour l’heure, il est plutôt question de dormir, enfin d’essayer, et la température glaciale qui règne dans le mobile home n’est pas faite pour arranger les choses ; eh oui, il y a bien la clim, mais on a oublié le chauffage.

À une heure forte tardive je finis par plonger dans les bras de Morphée pour en être chassé presque aussitôt par le hululement lugubre de la sirène d’alerte ; fin des soucis de sommeil, de chauffage aussi puisque l’enfilage en quatrième vitesse de la tenue T3P a vite fait de nous réchauffer. Le message d’attaque de missiles qui accompagne la sirène dissipe nos derniers doutes quant à la véracité de l’attaque.

Le sentiment étrange de voir soudain un ennemi palpable est curieux et rappelle certaine angoisse d’enfance en revivant l’image d’un voisin bourru et antipathique… curieux.

Cet instant de réflexion philosophique est interrompu par le rappel des membres de la première mission en salle de briefing, une petite boule naît au creux de l’estomac…

Les pilotes arrivent un à un, pas vraiment frais ni franchement joyeux car on le serait à moins je crois. Comme le travail ne manque pas, le professionnel reprend rapidement le dessus et chacun s’attelle à sa tâche ; la « SITAC » et le plan de fréquences ont été entièrement modifiés, il faut tout remettre à jour.

Ce travail terminé, le leader enchaîne par le briefing de la mission en insistant sur les derniers changements ; il est régulièrement interrompu par une nouvelle alerte qui précipite tout le monde sous l’escalier du seul bâtiment en dur du coin,… montée régulière de l’angoisse.

On dirait aujourd’hui que les conditions CRM n’étaient pas réellement réunies. Enfin nous partons aux avions et les mécanos en tenue T3P avec le masque sur le visage finissent de planter le décor ; la mise en scène est pas mal pour une première…

Une fois brêlé, je retrouve mon environnement familier, l’angoisse commence à disparaître… La mise en route se déroule presque sans accroc, un seul pilote doit changer d’avion, pas mal pour le JAGUAR.

Je décolle en numéro 4 et une fois « airborn », commence le début des ennuis car je perds mon leader de vue ; je cherche un autre avion, je ne vois personne car la visibilité est diminuée par la fumée des raffineries toutes proches.

Montée d’adrénaline, P… ça commence bien, à ma première mission de guerre je perds ma patrouille, bien joué…

Enfin après quelques secondes qui paraissent bien longues, je retrouve un avion puis le reste de la patrouille… ouf « Let’s go ».

La montée vers le ravitailleur est digne du Jaguar ; heureusement que l’aiguille du vario est fine pour montrer que l’on monte encore ; les avions en Bélugas, dont le mien, rament encore plus.

Les ravitailleurs sont en vue, en avance mais bon, rien de critique car tout le monde trouve sa nounou et parvient, accroché à la PC à faire le plein.

Pour la plupart d’entre nous, le spectacle d’un box de ravitailleurs est nouveau, tout comme à l’époque le fait de ravitailler en virage ; encore une fois le metteur en scène se démène.

Il récidive peu de temps après, puisque une fois séparés des tankers, nous plongeons vers le désert et 10 minutes plus tard nous larguons simultanément nos bidons ; ils rebondissent sur le sable en vaporisant le pétrole restant, là c’est vraiment plus comme dab…

Et il n’a pas fini, puisque le décor qui fait face à nous en abordant le Koweït est étonnant, la fumée des tranchées de pétrole en feu dessine un gigantesque tunnel noir ponctué de lueurs rouges, c’est dantesque.

Nous fonçons dans la pénombre à quelques pieds du sol et à la vitesse max possible soit un petit 480 KT. Les obstacles antichars défilent sous nos ailes, les rares repères attendus ne sont guère visibles, le leader prend le cap du target et là, rien… Coup d’œil au calculo, il me dit que le terrain est à droite et j’en informe le leader. Le n°5 confirme, virage Cap Nord et là, les hangarettes apparaissent enfin.

A la hauteur où nous volons, elles apparaissent immenses, le virage supplémentaire a modifier la formation et l’arrivée sur nos objectifs n’est pas des plus orthodoxes, mais ça marche.

À cet instant je vois l’overun de la piste devant moi se soulever, projeté en l’air par l’explosion d’une bombe de 2000 livres larguée par les F16 nous précédant sur le terrain, «well done !», ils sont restés à l’heure de New York ou quoi ?

Ma réflexion philosophique est assez courte puisque voilà la zone de dispersion, quatre clongs confirment que mes Bélugas commencent à déverser leur changement de grenades à retardement.

Aussitôt je replonge vers le sol, j’ai la vision fugitive du pylône d’éclairage du parking au-dessus de mon avion, à ma gauche un servant de ZPU me regarde médusé, ses canons tournés dans une autre direction…, tant mieux…

Nous filons vers la frontière, le bel agencement de la patrouille a quelque peu souffert du passage sur le terrain et c’est un peu du chacun pour soi.

Soudain, l’enfer se déchaîne, le désert paraît clignoter, illuminé par le départ des coups ; devant moi des flocons gris éclatent, (pas mal Monsieur le metteur en scène), nous en profitons pour descendre encore d’un étage. A ma droite, un trait de feu passe comme un éclair, ah ça c’était un missile…

Les feux d’artifice ne durent que quelques instants, nous repassons les lignes en un éclair, et là une fois en altitude la tension retombe ; j’ai l’impression d’avoir fait la mission de ma vie, et que c’est bon, c’est fini.

Ce moment d’euphorie est de courte durée car l’idée d’y retourner me rappelle à la réalité ; la guerre ne fait que commencer.

Pour le deuxième box, elle n’est pas finie du tout puisqu’ils bénéficient de notre passage annonciateur et la réaction irakienne est plus musclée ; trois avions sont touchés, dont deux sortent des lignes en mono réacteur et se posent sur le premier terrain venu. Un seul avion de notre box est touché, une balle a touché les commandes de vol, ce qui lui voudra un atterrissage des plus scabreux.

Enfin, le n° 12 est le plus chanceux car une balle a traversé son casque en effleurant le cuir chevelu, il est soutenu à la radio par son leader afin de le garder conscient. Il parvient à se poser et deviendra la vedette de l’hôpital saoudien local.

Une fois posé, nous avons des visages étonnants, marqués au plus haut point par ces instants d’extrême tension. Les enseignements de cette mission sont rapidement mis en pratique, car la mission du lendemain comme les suivantes sera effectuée en haute altitude, et plus un avion ne sera touché…. Pour les douze pilotes cette mission restera un souvenir marquant, qui nous a soudés et qui nous permet de nous retrouver tous les ans…

F.Schwebel

Al Jaber pylône d'éclairage (11 EC)
Al Jaber pylône d’éclairage (11 EC)
Tir missile
Tir missile
Al Asha
Al Asha

Mission de guerre : Al Jaber 17 Janvier 1991

Mission de guerre : Al Jaber 17 Janvier 1991

Je vous avais déjà proposé un article intitulé ” C’est passé près pour Charly” qui faisait référence à la première mission menée par les Jaguars lors de la guerre du Golfe. Charly m’a autorisé à publier le récit de la mission, de sa mission telle qu’il l’a vécue ; je voudrais sincèrement le remercier car il faut bien le dire, peu de pilotes racontent en détail ce qu’ils ont vécu dans ce genre de moment. Et pourtant ! Pour les non initiés, vous constaterez au passage que le métier de pilote de chasse n’est pas à proprement dit un sport de masse et que parfois il faut bien s’accrocher !

Extrait du livre “JAGUAR sur Al Jaber”  http://www.aerostories.org/~aerobiblio/article3214.html

Mission de guerre

 Le 17 janvier commença pour nous tous à 0 heure 50, par le hurlement d’une sirène. Je me réveillai en sursaut. Ce son modulé était très caractéristique: “Alerte NBC“. J’étais pétrifié. C’était ma première alerte réelle. Rapidement je repris mes esprits. Dans la chambre, Eric venait d’allumer la lumière. Nous nous précipitâmes tous les trois sur nos masques à gaz, ce qu’il ne fallait pourtant pas faire. J’étais en pyjama, immédiatement j’enfilai par-dessus ma combinaison T3P et mis les gants. Mutuellement nous ajustâmes nos équipements NBC.

Les consignes de sécurité étaient réitérées à la sonorisation base:

-“ALERTE SCUD, ALERTE SCUD! Port du masque à gaz et des effets anti-chimiques, rejoindre l’abri NBC le plus proche. Terminé!”.

Par mesure de sécurité, nous éteignîmes la lumière et chacun s’allongea sur son lit. II n’y avait plus qu’à attendre. Nous ne savions pas si le missile était dirigé sur nous.

N’ayant pas l’habitude de porter un tel masque, je respirais difficilement. Pourtant ce n’était certainement pas la dernière alerte et il faudrait bien s’y faire. Cela faisait déjà quatre ou cinq minutes que nous avions été réveillés et toujours pas d’impact. Cette fois-ci le missile ne serait pas pour nous. J’avais presque l’impression que je pourrais me rendormir ainsi. Finalement à 1 heure 15, la fin de l’alerte fut annoncée. Le colonel commandant la base prit alors la parole, ce qui n’était pas bon signe:

-“Officiers, sous-officiers, militaires du rang, l’opération “Tempête du désert” a débuté. Nos alliés effectuent à l’heure qu’il est, les premiers raids sur le Koweït. Je vous demande d’être vigilants et d’appliquer strictement les consignes NBC“.

Jules qui était à côté de moi me dit:

-“Ça y est, cette fois c’est parti pour de bon!”

Je restai perplexe et rangeai soigneusement mon masque à gaz. Je le laissai à côté de moi prêt à l’emploi. Je me dévêtis et me recouchai. Dans ma tête tout se bousculait. Les Américains étaient déjà partis, pour nous cela ne devrait pas tarder, certainement très tôt dans la matinée. Je devrai être en pleine forme et par conséquent je décidai de me rendormir.

A peine étais-je assoupi que la sirène retentit de nouveau. Mes gestes étaient déjà beaucoup moins précipités. Tout d’abord le masque, puis les vêtements, j’étais rapidement opérationnel. Allongé sur mon lit, j’attendais tranquillement la fin de l’alerte SCUD qui arriva vite. Je n’ôtai que le masque à gaz et je me retournai bien décidé à me reposer enfin. Il fallait maintenant apprendre à dormir tout habillé.

Soudain, la lumière s’alluma. Eric rentrait des “opérations” et venait chercher tous les pilotes de la première mission. Je mis ma tenue de vol et en compagnie de Juju, me dirigeai vers notre salle de préparation. Il faisait nuit noire et pourtant la base était en effervescence. Les groupes électrogènes dans leur vrombissement créaient un bruit de fond qui nous était maintenant bien familier.

Bonaf et d’autres se trouvaient déjà dans le mobil home. Bruno m’apprit que Schnapy s’était rendu à Riyad hier soir vers 10 heures en compagnie du colonel responsable des opérations aériennes. Ils avaient pris un Mystère 20 et n’allaient pas tarder à revenir. Là-bas, ils devaient mettre au point la chronologie de nos attaques avec les F16 américains qui nous précédaient.

L’ATO arriva et deux pilotes se penchèrent rapidement dessus pour en tirer tous les éléments indispensables à notre mission. Quant à nous, membres du dispositif, nous nous distribuâmes les tâches. Déjà, Mamel et Benet tapaient sur le clavier de l’ordinateur pour en sortir les MIP. Bonaf et Jésus tracèrent des cartes au propre avec le trait définitif. Je demandai à l’officier de renseignement de nous rappeler les mots code en cas d’éjection.

Le Mystère 20 venait de se poser. Le chef, Schnapy arriva, blanc, mal rasé: il n’avait pas dormi de la nuit. Malgré tout, en nous voyant tous réunis, il esquissa un petit sourire.

-“Messieurs, j’ai tous les éléments, ça devrait bien se passer!”

Paco leader du deuxième groupe et les deux députés leaders Bruno et Bonaf entourèrent le chef pour affiner le “timing” de la mission. J’avais uniquement tracé ma route jusqu’à l’hippodrome de ravitaillement en vol. Pour le Koweït, je connaissais le trait par cœur; un simple LOG de navigation et quelques renseignements devraient me suffire. Il en serait de même pour tous les équipiers.

De nouveau retentit une alerte missile SCUD. Tout le monde cessa son travail pour revêtir la tenue NBC. Nous essayâmes de poursuivre la préparation de la mission mais il était très pénible de discuter avec le masque à gaz. L’alerte terminée, nous prîmes un grand bol d’air pur. 3D distribua à chacun un tube fluorescent permettant de nous localiser en cas d’éjection. Toutes ces choses ressemblaient à des gadgets, mais peut-être nous éviteraient-elles la captivité!

Le chef annonça que le briefing de la mission était prévu dans 10 minutes, ce qui laissait juste le temps d’aller assouvir un besoin pressant avant de s’équiper de la tenue de vol.

Il était 6 heures et nous étions tous très attentifs. Derrière nous, plusieurs pilotes ainsi que le colonel responsable des opérations aériennes, étaient venus assister en silence au briefing.

Un photographe du SIRPA était également présent. A plusieurs reprises il essaya de se faufiler pour prendre des photographies. Un peu agacé, je lui demandai de nous laisser travailler au calme. II comprit tout de suite et s’esquiva.

Alors le chef commença. Très serein il décrivit chaque partie méthodiquement. Nos yeux étaient tournés vers lui; seuls ses ordres comptaient. On nous apporta aussi les toutes dernières grilles d’authentification, les fréquences mises à jour, spécialement celles du ravitaillement en vol et celles de l’AWACS, à n’utiliser qu’en cas d’urgence. A la fin du briefing, chacun savait exactement ce qu’il avait à faire. Le chef termina par son désormais traditionnel:

-“Messieurs, il est 6 heures 30.

Avez-vous des questions?

Personne évidemment n’avait de questions à poser, car depuis une semaine nous répétions point par point cette mission et nous en connaissions les moindres détails.

Il était désormais l’heure de regagner les avions. Pistolet dans le holster, masque à gaz à côté et casque de vol en main; aujourd’hui nous n’avions pas seulement l’air de guerriers, mais nous étions vraiment les chevaliers de l’apocalypse. J’avais réellement l’impression de réaliser un vieux rêve.

Le colonel commandant la base d’Al Ahsa, nous attendait dehors. II nous regroupa autour de lui et nous encouragea chaleureusement:

-“Vous êtes professionnels. Je vous souhaite bonne chance. La France est avec vous.

Le jour se levait à peine sur le désert saoudien, et le fond de l’air était frais. Le ciel était nuageux et j’espérais qu’il n’allait pas nous gêner dans notre rassemblement après le décollage.

Après avoir signé le cahier d’ordres, nous nous entassâmes tous les douze dans un petit bus qui nous conduisit aux avions. Nos mécaniciens de piste ne disaient rien. On se serait cru à un enterrement.

Même moi, qui habituellement plaisante toujours avec mon “pistard”, je restais silencieux. J’étais très concentré. En fait, je n’étais déjà plus là. J’avais déjà rentré le train d’atterrissage et j’étais entièrement imprégné par ma mission.

Je fis le tour de mon avion qui, avec ses quatre bombes de 250 kilos freinées, ressemblait étrangement à un chasseur-bombardier. Je vérifiai toutes les sécurités. Tout était bon, c’était parfait. Je montai dans l’avion et mon mécanicien m’aida à me sangler sur le siège éjectable. Cette fois, ça y était, je fermai ma verrière et n’attendais plus que le contact radio.

Très discipliné, chacun mit en route à l’heure prévue, sans ordre. Puis la voix de notre chef retentit :

Jupiter 01, check.

2, 3, 4, 5, 6.

Al Ahsa, Jupiter 01 roulage.”

Dans le tonnerre des postcombustions, la tour donna alors l’autorisation de rouler et indiqua la piste en service. Je venais à peine de mettre en route. Tout se déroulait bien, mes tests étaient bons. Je n’allais pas avoir à courir pour changer d’avion.

Ce fut au tour de Paco:

Jupiter 11 check.”

8, 9, 10, 11, 12,” répondirent les derniers, moi y compris.

– “AI Ahsa, Jupiter 11 roulage.

Le contrôle nous autorisa également à décoller. Lors de la mise des gaz, la poussière volait. Les mécaniciens se tournèrent pour se protéger. Au loin, je pus apercevoir certains pilotes de notre détachement, nous faire un signe d’amitié, le pouce en l’air. Je mis les gaz, testai les freins, tout allait bien. Un salut à mon mécanicien qui me le rendit immédiatement et me voilà parti vers l’aventure.

La patrouille s’aligna en échelon refusé dans le vent; seuls quatre avions pouvaient pénétrer sur la piste en même temps. Je passai derrière l’ensemble des avions qui mettaient déjà les gaz, Mamel me suivait de près. Je me rangeai sur la raquette extérieure, prêt à prendre la place du leader dès son départ. Soudain, Paco fit un signe de tête. “Top”, le chronomètre était lancé.

Tous les avions décollèrent à 30 secondes d’intervalle.

Je rentrai le train, et les volets, devant moi pas le moindre signe du Jaguar qui aurait dû me précéder. Je virai comme prévu à la minute 4 et 15 secondes. Avec cette brume matinale, pendant la première moitié du virage, je ne voyais rien. Je maintenais mon altitude et soudain je les aperçus, deux puis quatre dans mon rétroviseur.

Le rassemblement s’était très bien passé, ce qui constituait un bon point pour la suite des événements. Nous montâmes vers le niveau de vol 80. Mais au-delà de 5000 pieds, la couche nuageuse nous posa des problèmes. Je m’écartai de la trajectoire de Paco. Nous ne nous apercevions que par intermittence. Mamel était en patrouille serrée, il ne me lâchait plus!

Finalement, nous nous retrouvâmes “travers Dharân”. Mais Bonaf et son équipier Benet avaient pris du retrait, ils mettraient quelques minutes avant de nous rejoindre. Nous étions au-dessus de la couche nuageuse et le soleil se levait à l’horizon. Quelle merveille! Nous volions sur un tapis moutonneux bordé de couleurs rougeoyantes et bleutées. Cela faisait déjà 20 minutes que nous étions en l’air et le point de rencontre avec les C 135 se trouvait devant nous. J’appréhendais un peu car ce moment de la mission est toujours délicat. II ne fallait rien casser et pourtant le ravitaillement était indispensable.

Bonaf fut le premier à les voir:

Paco, à 11heures, ils sont en virage.

Bruno, de la patrouille précédente reprit:

-“Attention Paco, ils ont viré six nautiques trop tôt.

Et en plus ils ne sont pas à l’heure,ajouta Schnapy.

Nous avions tous compris. Le dispositif n’était qu’un petit point noir fumant dans l’azur. Nous mîmes immédiatement plein gaz. Il allait nous falloir un temps fou pour rattraper notre retard. Petit à petit, les points grossissaient. Je découvris nos trois Boeing en triangle, décalés en altitude et le quatrième de secours était un peu plus loin sur la droite. Je comptai les nautiques qui nous séparaient du bout de l’hippodrome et j’en déduisis que nous ne serions pas en place avant le virage.

Les trois Cl35 tournèrent. Nous nous séparâmes en trois patrouilles légères de deux avions et nous dirigeâmes vers notre ravitailleur respectif. J’effectuai un virage relativement parfait. Alors que mon avion était encore incliné, je branchai la PC modulée et sortis la perche de ravitaillement. Il ne fallait pas perdre de temps. Cela bougeait beaucoup car j’étais en plein dans le souffle du panier. Je rentrai en force dans celui-ci, avec un peu l’impression de le violer. Contact! C’était la première fois que nous effectuons cette manœuvre en virage!

Par moment, les turbulences étaient terribles et je remarquai que la hampe du ravitailleur bougeait latéralement. Cela faisait plus de quatre minutes que j’étais enquillé, mes réservoirs se remplissaient petit à petit. J’étais tellement concentré sur ma tenue en place, que je ne vis pas le signal de déconnection. Le Boeing mit les gaz et je me retrouvai brutalement éjecté du panier.

Nous étions maintenant sur la branche montante de l’hippodrome; à son tour, Mamel en plein ravitaillement subissait les turbulences. Au bout de cinq minutes, il déconnecta et revint se placer à ma droite. Alors, nous nous éloignâmes du Boeing pour rejoindre Paco et Juju.

Comme nous, Bonaf et Benet convergèrent vers le leader. Il avait été convenu avec les C135, qu’ils nous transmettraient un “Bip” pour nous permettre de recaler notre calculateur en bout d’hippodrome sur un point sol précis. En même temps qu’eux, nous partîmes en virage, mais aucun signal ne nous parvint. Mi-course, nous dégageâmes par la droite, mais toujours rien!

Nous traversâmes plusieurs couches nuageuses avant d’apercevoir à nouveau le sol. Il faisait assez sombre et je ne conservai que le heaume transparent de mon casque.

Au cours de la descente, je me positionnai à gauche de la patrouille qui était en formation de triangle. Nous n’avions plus en vue la patrouille Jupiter 01, elle était pourtant a une minute devant nous. Nous entendîmes la voix de Schnapy à la radio: apparemment il avait des problèmes avec son calculateur qui avait dérivé. Sous nos ailes, le sol n’était que désert. Tout paraissait plus sombre, le soleil ne se montrait pas, comme s’il était contrarié par les événements de la journée.

Nous venions de virer au cap nord. Personne ne disait mot, de toute façon, nous n’avions rien à dire.

Puis Paco commença sa litanie sur les sélections avion:

Bidon, …, secours 1, …, armé.

Tout était prêt, nous n’allions pas tarder à larguer nos bidons. Nous survolions un camp américain, quelques avant- postes, puis plus rien! C’était impressionnant, j’avais le sentiment de quitter un monde de profonde quiétude pour un univers incertain et menaçant.

Largage bidon!” lança subitement Paco.

Poc! Je larguai mon réservoir. Je vis celui du leader qui tomba comme une bombe, laissant derrière lui un panache de kérosène vaporeux. Juju n’avait rien largué et intervint sur la fréquence :

Vous confirmez, j’ai toujours mon bidon?” Un petit moment de silence, le temps de reconnaître la voix.

Ouais! Tu l’as toujours,” répondit Bonaf.

Une dizaine de secondes s’écoulèrent et finalement son réservoir tomba majestueusement comme les précédents. Paco serein continua “Contre-mesures, armement, NBC, …” Nos avions accélérèrent jusqu’à 480 nœuds et nous descendîmes à 100 pieds. Nous étions très bas, mais je n’avais pas peur. J’étais habitué à voler juste un peu plus haut qu’un lampadaire.

A 8 heures 46, nous entrâmes au Koweït. Le paysage n’avait pas changé pour autant; malgré tout j’étais plus crispé. Devant nous, s’étendait une palmeraie avec derrière les premières habitations. Je m’aperçus rapidement qu’il s’agissait de la ville d’Al Wafrah. Nous étions de six kilomètres trop à gauche.

Bonaf confirma:

“Point initial, trois nautiques à droite.”

Paco fit immédiatement une baïonnette pour venir se placer sur l’axe prévu. Nous étions pratiquement au cap Nord lorsque nous survolâmes les premières forces irakiennes. Je distinguai très nettement un poste de commandement de divisions avec de grandes tentes blanches.

Nous avions légèrement modifié la formation en triangle très aplati et nous étions assez distants les uns des autres pour dissimuler la patrouille. Soudain, ça y était, on nous canardait! Tout d’abord à droite, sur la route un peu devant nous, je vis un quadritube de 23 mm chenillé qui nous prit à partie puis, à gauche, un autre ZSU 23/4, un ZPU 30/2 et un bitube de 30 mm. Je distinguai très bien les flashes qui partaient de chaque canon.

Je rentrais la tête dans les épaules, mais je ne devais pas bouger. Notre seule chance était de passer très bas et très vite. Soudain, ce fut la stupeur! Une volute toute blanche et moutonneuse s’étira devant moi.

-“Missile gauche!” annonça une voix.

Paco reprit:

“On ne bouge pas!”

Je vis s’allonger avec sa tête en avant ce petit monstre de missile SA7, qui pouvait détruire un avion en une fraction de seconde. Il se dirigea droit vers le leader. Paco ne bougea pas. C’était terrible! Je ne pouvais rien faire. Les yeux pourtant rivés sur cette tragédie. Le missile n’était qu’à deux mètres de l’avion, lorsque le propulseur s’éteignit et l’ensemble passa entre Paco et Juju. Quelle frayeur! Je poussai un grand ouf, mais rien n’était joué.

A nouveau, Schnapy intervint à la radio, annonçant qu’ils étaient trop au sud, mais qu’ils voyaient l’objectif. Quant à nous, nous continuions notre périple. La DCA s’était un peu calmée. Une annonce retentit, elle nous glaça le sang:

-“Je suis touché, j’ai un voyant d’huile allumé!”

Tout le monde avait reconnu la voix de Bonaf. Je ne tournai même pas la tête pour le chercher. Il connaissait exactement les consignes. A tout à l’heure! Je l’oubliai et poursuivis ma mission.

Nouvelle surprise! Une immense ligne à haute tension se dressait devant nous. Je n’en avais jamais vu d’aussi haute. Nous pouvions passer dessous à coup sûr. Mais finalement, Paco prit la sage décision de monter. J’avais vraiment l’impression de me “satelliser” et je ne tardai pas à me recoller au sol. Un coup d’œil, dans mon rétroviseur, mon brave équipier Mamel était toujours là, j’étais rassuré.

Nous arrivions au point tournant. II était 8h49. Nous étions à une minute de l’objectif. J’amorçai mon virage. Devant moi Paco, à sa droite Juju, derrière Mamel, nous étions tous au cap 300° vers Al Jaber. Nous étions très près du sol et je regardais dehors autour de moi: tout était calme, beaucoup trop calme. J’avais un doute affreux; nous aurions dû survoler la petite ville à ce moment.

Le temps passait mais nous ne voyions toujours pas le terrain d’aviation avec de gros champignons noirs, nous indiquant les explosions des bombes de la patrouille précédente. Je montai légèrement et aperçus par chance, au milieu de cette étendue désertique et sans repère, le bout de la piste. Nous étions trop au sud et il était trop tard pour virer.

Paco avait bien compris et annonça aussitôt :

-“Objectifs d’opportunité.”.

Soudain, je vis deux avions virer sous mon nez. Paco et Juju! Je coupai leur trajectoire et tournai à mon tour. Maintenant, c’était chacun pour soi. J’oubliai tous les autres et cherchai un objectif militaire.

Le feu nourri de la défense sol-air irakienne recommença et de nouveau des dizaines de flashes s’allumèrent autour de mon avion, matérialisant autant de canons anti-aériens. Les obus traçants exécutaient une danse mortelle devant le nez de mon Jaguar.

Ma seule préoccupation était de ne pas être touché! Je ne connaissais pas mon altitude, elle était certainement très basse. Ma tête comme montée sur roulement à billes pivotait sans cesse pour surveiller d’éventuels tirs de missiles.

J’étais tellement concentré que j’avais l’impression que mon sang bouillonnait dans ma tête. Je survolais certainement un poste de commandement de division car la DCA était beaucoup trop importante.

Devant moi, sur la gauche, était-ce une antenne radar? Trop tard elle était déjà “travers”.

Au sol, plusieurs masses noires en quinconce étaient enterrées dans le sable: des chars auprès d’un talweg. Je montai et tirai. Mes quatre bombes partirent; j’en étais soulagé. Mais tout n’était pas terminé pour autant.

Soudain un, puis deux missiles passèrent devant mon nez, sans danger pour l’instant.

-“Touché, je suis touché aussi!”.

C’était la voix de mon équipier Mamel. Dans ce tumulte, j’ignorais où il se trouvait. Je ne pouvais plus rien pour lui et continuai au cap. Je repris instinctivement ma position, recroquevillé sur moi-même, la tête en avant comme si la structure de mon avion pouvait me protéger.

Je surveillais toujours autour de moi ce champ de feu. Je regardais à droite, quand soudain je vis et entendis ma verrière éclater. Le choc terrible me projeta la tête en arrière.

Je ne voyais plus rien, c’était horrible!

Comme par réflexe, je tirai sur le manche. Trois ou quatre secondes après, je recouvrai la vue. Devant mes yeux, le heaume transparent pendait en morceaux. J’en arrachai le plus possible pour être dégagé.

J’avais tellement mal qu’il me semblait que ma tête allait exploser. J’étais sonné et récupérais lentement mes esprits.

Première chose à vérifier: est-ce que les moteurs poussaient? Aucun problème, tout était bon.

Il y avait du bruit dans la cabine mais ce n’était pas grave. Je replongeai immédiatement pour me coller au sol, j’étais à peu près à 20 pieds.

“Comment ça va Mamel?” s’inquiéta Paco.

-“L’avion est instable, j’ai le réacteur droit en feu, je coupe!”

-“C’est bon, fonce vers la sortie.”

Je ne dis rien à la radio, mon mal était supportable et Mamel avait beaucoup plus besoin d’aide que moi.

J’avais été touché depuis bientôt une minute, et apparemment je ne survolais plus les forces irakiennes. Un juron s’échappa de ma gorge. Je sentis alors un liquide chaud et poisseux me couler abondamment dans le cou. Je regardai lentement à droite puis à gauche.

Ma verrière était perforée de part et d’autre et au milieu il y avait mon casque. Dès lors, je réalisai que j’étais blessé. Aucune peur ne m’envahit, je restai lucide et maître de mes moyens. J’annonçai calmement mes problèmes à la radio :

-“Charly. Je suis touché, j’ai un trou dans la tête et je pisse le sang.”

-“Tu confirmes Charly!” interpella Schnapy

-“Je confirme, j’ai un trou dans la tête, je pisse le sang et je vais monter.”

-“Non, non !…” plusieurs voix venaient de répondre en même temps.

“Charly, sors d’abord!” s’écria le chef. Je continuai au cap 260°, je volais toujours aussi bas.

-“Le but 20 Charly, va vers la sortie!”

J’affichai le but 20 à mon calculateur et me dirigeai vers la frontière saoudienne à la vitesse de 500 nœuds. J’aperçus au loin un Jaguar dans la brume. J’essayai de le rattraper mais en vain. Au but 20, j’effectuai souplement mon virage pour ne pas avoir de vertiges. Les ailes à plat, je cherchai le Jaguar qui me précédait mais ne vis rien. Je continuai un peu au cap sud comme prévu.

Maintenant, il fallait monter vite. Je cabrai franchement mon avion, comme nous l’avions répété. A 400 nœuds, je larguai des cartouches infrarouges puis je branchai la postcombustion. Je grimpai jusqu’au niveau 130, mais la couche étant dense à cet endroit, je m’arrêtai finalement au 150. J’essayai d’afficher la base d’Al Ahsa au calculateur, mais ce dernier était bloqué sur le but 15, point du ravitaillement en vol. J’étais donc seul surnageant sur cette mer de nuages informes et mon émotion était profonde.

-“Charly, t’en es où?” demanda Schnapy.

-“Je suis stable au niveau 150, je n’ai plus de calculateur, il est bloqué sur le but 15, je voudrais qu’on me rassemble.”

Immédiatement le fidèle Paco répondit :

-“OK Charly, on va te rassembler. Annonce-moi une distance par rapport au but 15 et monte au 200 à cause de l’hippodrome des ravitailleurs.”

J’exécutai exactement les recommandations de Paco et je branchai mon oxygène en surpression pour compenser le manque de pressurisation dû aux trous dans la verrière.

-“Je suis au 200 et à 80 nautiques du but.”

Bonaf venait de rassembler Mamel, son avion était en piteux état.

-“Ouais! J’ai coupé le droit et percuté l’extincteur, mais rien ne s’éteint.”

Ils semblaient tous les deux très calmes, ce qui était une bonne chose.

-“Pour toi, le moteur droit brûle aussi Bonaf.” reprit Mamel.

-“OK, je coupe mon réacteur!”

Que le temps me paraissait long! Je fis un rapide calcul de la consommation de carburant. C’était suffisant pour atteindre Al Ahsa. Bruno participait activement à notre secours.

-“Charly, j’ai contacté I’AWACS, tu es “clair” sur Al Ahsa direct.”

-“Charly, passe un coup d’IFF EMERGENCY” poursuivit le chef.

-“OK, c’est fait!”

Je me traînais à 330 nœuds car je devais économiser du pétrole et laisser de la marge à ceux qui allaient me rejoindre. Ce qui me tracassait le plus était la descente. J’espérais ne pas avoir de vertiges, ce serait une catastrophe. Tant pis pour l’avion, je devrais m’éjecter.

-“Je suis touché aussi!” s’exclama une autre voix que j’avais du mal à reconnaître.

-“J’ai un dur à la profondeur. Je vais me poser en longue finale”.

C’était Jésus.

-“Très bien Jésus, reste calme. dit Schnapy.

Nous étions quatre à être touchés: une véritable hécatombe! De plus, il y avait encore beaucoup d’autres voix que je n’avais pas entendues:

-“Largue des leurres infrarouges Charly, les autres te verront mieux.

Je larguai une première fois. Rien. Puis une deuxième.

-“Il est à 11 heures, Paco.”

J’identifiai Benet, j’étais heureux qu’il m’ait repéré.

“Charly, tiens le coup, on arrive.”

-“Ca va.”

Je répondais avec de plus en plus de lassitude et chaque appel me faisait sursauter. J’avais l’impression de sombrer dans une douce quiétude. Désormais, plus rien ne m’inquiétait. Etais-je en train de m’endormir?

Chacun, à tour de rôle me faisait parler. J’étais de plus en plus las et ce fut à peine si je vis arriver Paco à côté de moi.

-“Tu me vois Charly à ta droite?”

-“Ouais! Je me mets dans ton aile. Tu me ramènes au terrain.”

-“C’est d’accord” répondit-il.

Je poussai un soupir de soulagement et je me rapprochai pour me mettre en place. J’avais entière confiance en Paco. Je savais qu’il ferait tout pour me raccompagner dans de bonnes conditions. La radio retransmettait le périple des deux avions en monoréacteur.

Bonaf avait réussi à éteindre le feu du moteur. Il accompagnait Mamel jusqu’à Jubail, un terrain américain.

-“Où ça en est Bonaf,” demanda ce dernier.

-“Ca brûle toujours,” répondit l’autre.

-“Tu devrais t’éjecter Mamel,” proposa Bruno un peu inquiet.

“Non non, ça tient je vais me poser à Jubail.”

Je ne quittais plus mon ami des yeux car maintenant c’était mon guide. La descente venait de commencer et nous rentrâmes dans la couche nuageuse. Je devais faire un énorme effort pour maintenir ma position en patrouille serrée. Mais la couche n’étant pas épaisse nous en sortîmes rapidement. Malgré tout, il faisait très sombre. J’étais gêné, je n’avais plus rien devant les yeux. A nouveau Jésus fit part de ses problèmes.

-“Je suis en longue finale, avec le manche en butée. J’ai du mal à tenir l’avion, je vais m’éjecter!”

Schnapy l’encouragea car il touchait au but.

-“Jésus, tu y es presque, essaie d’aller jusqu’au bout.”

A notre tour nous nous approchions d’Al Ahsa. Il était grand temps, cela faisait bientôt quarante minutes que j’avais été touché.

-“Charly, tu vois la piste, elle est à gauche. Tu vas sortir les éléments et te poser.”

Dans un premier temps, je descendis légèrement, mais dans cette pénombre et cette brume je ne voyais rien. Peu à peu, je distinguai une longue bande noire, c’était le taxiway qui venait juste d’être refait. Nous étions en vent arrière, je sortis le train et les volets et effectuai un dernier virage. Paco, à côté de moi, me surveillait. J’étais très concentré malgré mon mal de tête.

Mon atterrissage fut parfait: MISSION ACCOMPLIE!

Je dégageai la piste et j’éclatai en sanglots. J’étais à bout de nerfs. J’avais la vie sauve. Cela tenait véritablement du miracle, pensai-je en regardant de nouveau la verrière. J’imaginais déjà l’état de ma tête sous mon casque. Mes pleurs redoublèrent, je n’arrivais plus à me contrôler. Sur le parking, des pilotes et des mécaniciens étaient rassemblés, aucun signe de joie: savaient-ils déjà? Je roulai jusqu’au parking, mon mécanicien de piste m’attendait. Il mit les cales et je coupai les moteurs. J’étais effondré, la tête penchée en avant et je me sentais très fatigué. Je n’avais même plus la force de me lever. La verrière s’ouvrit. L’ambulance arriva à vive allure. En quelques secondes le médecin fut là.

-“Ne bouge pas mon gars, on s’occupe de toi.”

Il me prit la tension et aussitôt hurla des ordres. Avant d’avoir le temps de dire “ouf” j’avais déjà une perfusion dans le bras. A plusieurs, ils m’aidèrent doucement à m’extraire de l’habitacle. Je découvris alors les visages de ceux qui m’entouraient. Ils étaient tous plus pâles les uns que les autres. Le colonel RTP présent m’encouragea amicalement.

-“Charly, tiens le coup, ça va aller.”

Son tutoiement me surprit, mais me fit du bien. Mes pleurs se calmèrent. Allongé sur une civière, j’étais installé dans l’ambulance. Un “toubib” et un pilote, “3D”, m’accompagnaient. Le médecin me posa un masque à oxygène et demanda à “3D” de le maintenir. Ils me réconfortaient comme ils le pouvaient. Mais par moments je ne pouvais pas m’empêcher de sangloter: c’était plus fort que moi.

Sans arrêt, les images de l’enfer du feu que nous avions traversé me revenaient à l’esprit.

Alain Mahagne