Mission longue

 

Par le LCL PAIMBAULT, Pilote de JAGUAR à l’EC 3/11 “Corse” de 1978 à 1985, Chef des Opérations puis Commandant de la 7ème Escadre de Chasse de 1990 à 1992.

C’est en 1983 que fut pressentie l’exécution d’une action aérienne au LIBAN, suite aux attentats terroristes dont nos soldats faisaient l’objet dans cette région. Si la mission se concrétisait, elle devait décoller du terrain de Solenzara en Corse et ainsi dépasserait largement les six heures de vol avec lesquelles les pilotes de JAGUAR étaient familiarisées lors des opérations africaines. Deux inconnues devaient alors être levées :

– la première concernait la bonne tenue du JAGUAR et surtout de ses moteurs qui, malgré leur capacité à récupérer et réutiliser l’huile, devaient toutefois être testés sur des durées accrues,

– la seconde concernait les pilotes dont on ne savait pas avec précision ce qui pourrait subsister de leur aptitude au combat après une telle durée de vol…

Rien ne valant l’expérience, il fut décidé tout simplement de réaliser une mission équivalente. Les premières directives alors de l’Etat-major de la FATAC 1ère RA : le vol effectué à partir d’Istres par deux JAGUAR de la 11 ème Escadre de Chasse avec chacun à son bord un chef ou sous-chef de patrouille en place avant et un chef de patrouille moniteur de ravitaillement en vol en place arrière.

Deux C 135 F seront disponibles pour assurer le ravitaillement en vol sur un trajet qui grossièrement descendra le long de la côte Est-Espagnole, franchira Gibraltar, descendra au large de l’Afrique du Nord vers les îles Canaries puis, à un endroit judicieusement choisi, fera demi-tour, rejoindra un deuxième C 135 F qui aura décollé de DAKAR et enfin rentrera en France pour se poser à Toul.

Mission somme toute simple et claire pour laquelle j’ai la chance d’être désigné avec trois de mes camarades de la 11 : Amourette, Troilliard et Juste. La date est arrêtée ; nous décollons le 15 décembre 1983 au matin.

Les jours précédents, nous sommes astreints à quelques tests médicaux divers qui devront certainement servir de repères à l’évaluation des futurs dommages éventuels. Pour qui le désire, des séances de massage sont possibles ; pour ma part je fais sans, d’autres font avec… Après avoir précisé les détails du trajet et avoir consciencieusement laissé le soin à nos camarades de la 93ème Escadre de ravitaillement en vol de poser le plan de vol, nous rassemblons les cartes, dépli-Nav, fiches de déroutement mais aussi confiseries, fruits secs, céréales vitaminées, cachets de sels et autres douceurs culinaires que nous avait conseillées le toubib.

La veille nous décollons de Toul pour Istres à 4 JAGUAR afin d’assurer un éventuel changement d’avion en cas de panne à la mise en route. Dès que nous sommes posés à Istres nous nous rendons aux opérations de la 93ème ERV afin de rencontrer les équipages de C 135 F dont l’un décollait dans peu de temps pour DAKAR.

C’est à ce moment-là que je découvre la phase la plus difficile de la mission : le briefing. Imaginez une toute petite salle remplie par les équipages C135 F et JAGUAR tous excités, pleins d’idées et pas toujours d’accord. Un brouhaha confus baigne la pièce et il faut noter à ce titre que les esprits les plus débordants, imaginatifs en tous genres sont ceux souvent qui se trouvent parfaitement à l’abri de toute prise de décision déterminante durant l’exécution future. Aussi, quand les iconoclastes ont eu leur temps de parole réglementaire, il ne faut pas hésiter à avoir recours à la bonne vieille méthode légion et, aux grands cris de ” vos gueules la dedans ! “, et redémarrer sur un briefing plus structuré… ” Nous allons effectuer une mission aller-retour entre la métropole et un point situé quelque part dans la région de Nouadhibou.” Pour cela, nous constituerons la patrouille légère des ” VETO Alpha ” et nous ravitaillerons sur Marotte 300 et 310.

La météorologie prévue par la protection est favorable à la mission. Toutefois, un vent du Nord,

Nord-ouest pour une quarantaine de nœuds pénalisera notre trajet retour.

Déroulement chronologique :

– Rendez-vous radio avant la mise en route sur calcium 13 à l’écoute de l’Airport à 06H45 (il fera nuit noire).

– Mise en route à 06H50 pour un roulage à 07H20 et un décollage à 07H30; les JAGUAR décolleront derrière (il fera toujours nuit).

– Après rassemblement sur radial VOR, le premier ravitaillement en vol aura lieu 100 nautiques avant Palma de Majorque; si le ravitaillement tourne mal nous rentrons à Istres… “, etc… bla… bla… bla…

Nous ” briefons ” ainsi les rejointes, le vol en route, les cinq ravitaillements en vol prévus et les pannes éventuelles, jusqu’à ce que tout soit clair et net. Pour tous, la mission s’annonce claire et simple, toutefois l’inconnu de la résistance en temps de vol semble inquiéter quand même un peu les équipages JAGUAR, non pas pour l’exécution technique du vol mais surtout à la pensée du mal aux fesses et des courbatures qui les attendent. Dans ces circonstances, il y a toujours le petit futé qui vous raconte avec tous les détails son dernier lumbago attrapé en backseat d’un FOUGA, et ce vol, insiste-t-il ne durait pourtant que 1H40… Bref nous allons donc nous coucher de bonne heure, après être allés manger la pizza traditionnelle avant chaque départ en Afrique. La nuit est agitée, comme d’habitude, par quelques rêves de circonstance :

– un C 135 F perdu de vue au milieu de “la patouille “

– un panier de ravitaillement qui se paie littéralement votre tête – bref de quoi vous mettre en conditions pour le lendemain.

Levés à 5H du matin, nous prenons un petit déjeuner substantiel à l’O.S.O. des Forces Aériennes

Stratégiques, sans cependant abuser du liquide car une envie pressante à la rentrée du train (cela s’est vu…) est un facteur pour le moins déstabilisant. A ce titre, ” monsieur ULMER ” a bien inventé un urinoir de poche, ou plus exactement une poche à uriner, mais utiliser cet ustensile à partir d’une combinaison étanche brêlé sur son siège… autant chercher à enfiler des perles avec des gants de boxe. Le plus fastidieux c’est de s’habiller calmement et consciencieusement : baby gros, combinaison étanche, gilet de sauvetage, combinaison anti-g. Enfin, il est l’heure de se rendre à l’avion, et je prends place moi-même à l’arrière du JAGUAR E 36, après avoir judicieusement rangé mes accessoires de vol ainsi que ma nourriture et ma quincaille dans tout endroit disponible de l’étroit cockpit. A ce moment une idée sombre envahit fugitivement mon esprit : et s’il fallait changer d’avion… et en courant ? Fort heureusement tout se passe normalement et presque comme prévu. A 7H31 le numéro 2 de la patrouille annonce « air born » et nous montons dans une ” tempête de ciel bleu “, laissant sur notre gauche le timide rougeoiement d’un lever de soleil. C’est parti pour de nouvelles aventures, pas très belliqueuses cette fois, mais qui sans doute nous permettrons de mieux nous connaître, ne serait-ce qu’au sein de chaque binôme… Le temps passe très vite jusqu’au premier ravitaillement car le temps de s’installer, de prendre ses marques, et 50 minutes sont passées pratiquement sans échanger la moindre conversation suivie. Palma de Majorque défile déjà sous le nez de l’avion. Pour attendre le deuxième ravitaillement en vol, nous commençons à nous raconter plus ou moins notre vie. Je n’avais volontairement pas préparé de CV car le but pour une fois n’était pas de gagner du temps, bien au contraire. Nous terminons péniblement notre conversation jusqu’au 3ème ravitaillement avant lequel les silences se font de plus en plus fréquents et les courbatures de plus en plus aiguës. Nous mangeons pour nous occuper, car nous n’avons à vrai dire ni faim, ni soif : personnellement j’ai bu à peine un quart de litre d’eau durant l’ensemble du vol.

Le 3ème ravitaillement se termine au nord de Nouadhibou et l’étape suivante consiste à rejoindre le C 135 F de DAKAR qui a été ” scramblé ” par radio. Les deux Boeing se font leur rejointe en face à face avec un superbe alignement gonio et enfin un virage du dispositif au cap Nord pour découvrir comme par miracle le 2ème Tanker à nos midi. Bravo messieurs les navigateurs ! A cet instant, c’est à dire après 04H20 de vol, imaginez le moral de deux gars dans un JAGUAR, qui n’ont ni faim ni soif, qui n’ont plus rien à se dire et qui doivent encore parcourir la distance précédente plus 200 nautiques sur Toul, cette fois avec un vent de 40 kt de face et qui imaginent ” la percée trombone ” qui les attend suivie du G.C.A IMC, histoire d’intéresser la partie. Le seul aspect positif de cette phase avancée du vol, c’est en fait la douleur des courbatures qui va de plus en plus faiblir, comme anesthésiée par le temps. Et bien tout se passe réellement comme cela, et après 10H20 de vol, nous touchons des roues à Toul avec la possibilité d’inscrire à la fois un décollage et un atterrissage de nuit, tout cela le même jour et d’un seul trait. L’arrivée est à la fois dure et chaleureuse. Dure car il faut s’extraire du cockpit sans moyen de levage, dérouler ses jambes que l’on ne sent plus depuis longtemps, descendre l’échelle sans tomber (nous l’avons tous bien descendue), puis avancer, l’air digne alors que tous les copains se marrent en observant notre démarche instinctive qui relève davantage de celle de l’ours savant que de celle du pilote de chasse vu dans Top Gun. Mais l’accueil est également très chaleureux car tout le monde est là, y compris les caméras, et c’est la coupe de Champagne à la main que nous subissons les premiers examens médicaux, qui clôturent cette mission originale. J’ignore si ce vol aura apporté quoi que ce soit à l’histoire de l’aéronautique militaire française, cependant, une fois de plus, le JAGUAR a eu raison du temps. Aucune souffrance n’a été détectée à bord des appareils utilisés et la grande surprise des mécaniciens a été l’insignifiante consommation d’huile par les moteurs. Ce vol qui par certains côtés peut paraître un peu fantaisiste aura en outre permis de fixer une limite haute (d’ailleurs toujours d’actualité) en deçà de laquelle on peut affirmer que tout pilote peut partir confiant, tant en son avion qu’en lui-même. Autrement dit : jusqu’à 10H20 de vol en JAGUAR : “keep cool”.

Juste et Paulo
Juste et Paulo
Amourette 1er à droite
Amourette 1er à droite
Guitou Troillard qui soutient le Jaguar avec l'aide de Molinié
Guitou Troillard qui soutient le Jaguar avec l’aide de Molinié

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