Les 2 prochains articles racontent l’aventure des 6 Mystère IV décollant de Cazaux et à destination de Séville et qui, suite à un concours de circonstances défavorables, s’est terminée par 6 éjections. Dans la patrouille figuraient 2 pilotes de la 11EC, JJ Brie auteur de ces articles et “Tonton” TURINA qui à l’occasion inaugurait sa série de 3 éjections racontée dans l’article précédent.
27 MAI 1966 : SIX MYSTÈRE IV À SÉVILLE
(Première partie)
En ce mois de mars 1966, nous voici donc, le premier tiers de la promotion, sur la base aérienne de Cazaux, en OTU, à l’escadron de chasse 2/8 « Nice », équipé de Mystère IV, pour poursuivre notre cycle de formation au difficile mais si beau métier de pilote de chasse.
Là, pour la première fois, nous volions avec une combinaison « anti-g », pleine de lacets partout, ancêtre de l’actuel pantalon du même nom et qui nous faisait plus ressembler à ces prédécesseurs de Patrick Baudry tirés d’un livre de Jules Verne, qu’à des pilotes de Mirage 2000.
Cazaux. Bien que lieutenants, nous n’étions encore que des poussins. Une base magnifique au bord d’un lac, une escadre de chasse, un avion d’homme, monoplace, des instructeurs, chefs et sous-chefs de patrouille expérimentés, qu’il n’aurait pas fallu appeler «monit » depuis le macaronage à Tours ; nous n’étions plus élèves pilotes, mais pilotes de chasse à l’instruction. La transmission du savoir avait un je ne sais quoi de magique, fait, pour ceux qui le transmettaient, de rigueur et de fermeté mais aussi de compréhension et de complicité, et pour nous, d’humilité, de confiance et d’obéissance presque aveugle.
Le matin, tous les avions étaient en ligne impeccable sur le parking devant l’escadron, et nous allions bavarder avec les mécanos qui s’affairaient à la préparation pour le vol : pleins de kérosène et d’oxygène, petits dépannages, et changements de configuration (avion lisse ou bidons de 625 litres, paniers roquettes, bombes ou armement des canons ou encore équipement en « biroutier » suivant la mission).
Et puis, un jour, la nouvelle tombe : l’escadron est désigné pour effectuer un voyage de fin de stage à l’étranger. De telles missions étaient parfois déclenchées afin d’accoutumer les pilotes aux procédures internationales de navigation. C’est ainsi que des patrouilles simples (4 avions) s’étaient déjà rendues en Espagne et en Italie. Le fait que la promo soit exceptionnelle n’était probablement pas étranger au fait que, pour la première fois, il avait été décidé de porter l’effectif de ce huitième voyage à six avions. Objectif : Séville, à l’occasion des célèbres fêtes saintes de Pentecôte (la « Romeria » d’El Rocio).
Inutile de décrire l’exaltation et la fébrilité qui régnaient dans la salle d’opérations de l’escadron quand, de sa blanche main innocente, le sergent-chef marqueur martiniquais tira au sort, dans un calot bien entendu, les noms des trois stagiaires privilégiés (Tonton, Jean-Joseph et Pépé), puis celui d’un remplaçant (Pierrot) qui devait rejoindre Séville par avion de transport avec l’échelon technique.
Inutile de décrire l’exaltation et la fébrilité qui régnaient dans la salle d’opérations de l’escadron quand, de sa blanche main innocente, le sergent-chef marqueur martiniquais tira au sort, dans un calot bien entendu, les noms des trois stagiaires privilégiés (Tonton, Jean-Joseph et Pépé), puis celui d’un remplaçant (Pierrot) qui devait rejoindre Séville par avion de transport avec l’échelon technique.
Difficile de décrire les nombreuses pressions et les propositions plus ou moins honnêtes dont les heureux désignés furent l’objet pour céder leur place. Pierrot, le remplaçant, n’était pas le seul à s’enquérir tous les matins sur l’état de notre santé ; en bons chasseurs, il nous a fallu d’ailleurs mettre en application l’un des principaux préceptes du métier : la surveillance de nos arrières.

Pendant plusieurs jours, le chef de la future patrouille, le capitaine Paul, commandant de l’une des deux escadrilles, aidé de ses deux autres leaders, le capitaine Olivier et le sergent-chef Michel, collectent les divers documents et autorisations nécessaires et préparent la mission.
La veille du départ, le jeudi 26 mai, nous traçons l’itinéraire sur la carte de radionavigation au 1/2.000.000 et sur la carte au 1/1.000.000 de l’Espagne qui nous avait été distribuée (édition 1952, la seule disponible à l’escadre). Puis, je vais passer la soirée chez mes parents, en région bordelaise, où j’en profite pour récupérer le magnifique costume que j’ai fait confectionner chez le tailleur du village (il ne faut pas plaisanter avec l’image de marque de l’Armée de l’air à l’étranger, ni avec celle de pilotes de chasse français face aux petites Sévillanes). Ce brave tailleur, qui n’avait pas eu le temps de préparer la facture de son œuvre me dit qu’il n’est pas inquiet : je paierai à mon retour…
Le 27 mai au matin, dernier regard scrutateur des copains,… et surtout de Pierrot. La santé et le moral sont de fer. Nous peaufinons la préparation de la mission. Avant d’aller déjeuner, nous amenons nos petites valises au bureau de piste pour que les mécanos les installent dans le compartiment ad hoc derrière la verrière. Repas au premier service. Au mess, un collègue me rembourse une belle somme d’argent que je lui avais prêtée quelques semaines auparavant. Voilà qui fera mon affaire pour acheter en Espagne la belle veste en daim dont je rêve depuis longtemps. De retour à l’escadron, je fais récupérer ma valise qui contient mon portefeuille. Autant mettre les billets à l’abri et leur éviter la sueur de la combinaison de vol.
Il est 12 h 30. La patrouille des « Riquet noir » est réunie en salle d’opérations pour le briefing.
Appel : « Leader, capitaine Paul, n°2 lieutenant Tonton, n°3 et deputy-leader, capitaine Olivier, n°4 lieutenant Jean-Joseph, n°5 sergent-chef Michel, n°6 lieutenant Pépé ». Nous étudions la mission en détail. Les tâches et les responsabilités sont définies. Nous aurons un temps de curée sur le trajet et à l’arrivée. La patrouille adoptera la formation défensive rapprochée pour garder la cohésion dans les voies aériennes. Le leader est ferme. Pas de complaisance. Les équipiers seront fidèles à la devise affichée en salle d’opérations, à côté des panneaux de sécurité des vols : « L’équipier tient sa place ou crève ». Ils se tiendront en formation intégrée sur leurs leaders, à 50 mètres, surveilleront le ciel et suivront la navigation. Des questions leur seront posées en vol. Les fréquences des balises de radionavigation qui matérialisent la voie aérienne, ainsi que celle du terrain de Séville San Pablo (au cas où une percée au radiocompas serait nécessaire), sont évoquées une dernière fois ; nous connaissons déjà par cœur les fréquences et les indicatifs en morse. Nous n’ignorons pas que les seules aides à la navigation sur le Mystère IV sont le radiocompas, le crayon gras et le calculateur (pour paraphraser certaines affirmations bien établies). Les balises qui jalonnent l’itinéraire tracé sur nos cartes sont répertoriées à côté des fréquences radio, principales et secondaires des différents organismes de contrôle, sur le bloc note qui sera fixé sur la cuisse gauche.
Les procédures de secours et les modalités d’un éventuel déroutement sont rappelées en détail. Le pétrole restant au début de la descente, donné par le computer, sera d’environ 1000 kg, soit 150 kg de plus que la sécurité « terrain jaune » en vigueur : le pied ! Je me dis que l’arrivée au break en patrouille à six devrait décoiffer. La percée radiocompas est révisée. Il est 13 h 35. Nous allons aux avions. Celui qui aura des problèmes à la mise en route restera au parking.
Je dépose ma petite valise au pied de l’avion et, après avoir fait le tour de vérification, je m’installe. J’attends que le mécano monte à l’échelle pour m’aider à me brêler, car, avec la Mae West en plus, il faut avoir fait un stage de contorsionniste pour réussir à enfiler seul le parachute. Je n’aperçois pas mon homme ; il doit être affairé au compartiment valise. Mes collègues à droite et à gauche sont déjà prêts et les réacteurs commencent à tourner. Cela signifie que le check radio a été fait sans moi et que la mise en route a été ordonnée. Paniquant à l’idée de rester à Cazaux pour avoir été trop lent, j’essaie, toujours en vain, d’enfiler le parachute, les sangles ne voulant pas remonter jusqu’aux épaules. Je parviens enfin à le boucler tant bien que mal (ce serait bien le diable que nous ayons à l’utiliser) et à me brêler. Au moment où les autres avions commencent à rouler, les différents indicateurs du tableau de bord m’indiquent que le groupe électrogène est branché sur mon avion ; j’aperçois enfin mon mécano, auquel je fais signe d’une rotation de l’index particulièrement rapide qui traduit une nervosité non dissimulée que je vais mettre en route. Une impulsion sur le démarreur. La turbine tourne. Les pressions se stabilisent. Le poste de radio est enfin chaud ; le mécano finit le tour de l’avion, monte à l’échelle pour ôter les sécurités de verrière et de siège. Les cales ne sont pas encore enlevées lorsque j’annonce, comme si je renaissais à la vie, « Riquet Noir 4 sur la fréquence – prêt à rouler ». Le leader me demande de les rattraper et de reprendre ma place au point de manœuvre : Ouf ! Je serai du voyage, mais il s’en est fallu de peu !
Nous décollons individuellement à 10 secondes. Il est 13 h 45 ; dans 1 h 15 environ, nous serons sur le sol de Séville.
Stable au niveau 290 (le 310 nous ayant été refusé), rivé dans les 50 mètres de mon leader que je maintiens légèrement au-dessus de l’horizon, je me livre, malgré l’étroitesse de l’habitacle, à une gymnastique savante pour essayer de remonter les sangles du parachute vers les épaules. Après tout, on ne sait jamais. Je parviens enfin tant bien que mal à les glisser sous le col du gilet de sauvetage. Il fait beau. Les contacts radio avec les organismes de contrôle sont clairs. La procédure anglaise passe bien. Les timings sont respectés. Les balises sont musclées et faciles à prendre, et je regarde avec une satisfaction bien légitime l’aiguille du radiocompas basculer franchement à leur verticale. A chaque check radio après changement de fréquence, il manque bien toujours quelqu’un, problème bien connu avec les postes UHF de l’époque (je m’expliquerai plus en détail dans la suite de ce récit) :
– allez chercher le 6 sur la fréquence précédente,
– 5, reçu,
et un moment après :
– Riquet noir 6, de 5, check radio,
– numéro 6, 5 sur 5,
– leader, numéros 5 et 6 sur la fréquence.
De temps en temps, comme prévu au briefing, le leader teste notre attention :
– Noir 2, quelle est la rivière à neuf heures ?
– 6, le nom de la ville à midi ?
Après un coup d’œil rapide sur les cartes dépliées sur nos genoux, nos réponses ne se font pas attendre. Aussi, comprendra-t-on la vague d’orgueil qui m’envahit aux diverses occasions où je fus concerné, telles par exemple :
– Noir 4, quel est le nom de la rivière que l’on vient de franchira
– l’Henares, ou bien
– Noir 4, quel est le terrain à trois heures bas ?
– Madrid Barajas !
Après tout, ce n’est pas si difficile que cela de naviguer en CAG à l’étranger. Un peu moins d’une heure après le décollage, nous arrivons à la verticale de la dernière balise de notre trajet dans la voie aérienne, Hinojosa. Dans un quart d’heure si tout va bien, nous serons posés. Les aiguilles basculent et nous prenons le cap sur Séville San Pablo. Nous préparons sur nos radiocompas la balise du terrain. Il nous reste 1000 kg, un peu moins que ce qu’avait donné le calculateur, mais compte tenu de la marge qui avait été prévue, il n’y a pas de raison particulière de s’inquiéter.
Devant, nous apercevons une importante couche nuageuse ; elle n’avait pas été prévue au programme. Si nous restons à cette altitude, nous y avons droit. Mais jusqu’où descend-elle ?
Le leader demande l’autorisation de descendre au niveau 230. Madrid contrôle nous donne son accord et nous fait passer sur Séville contrôle. La fréquence est très encombrée. Plusieurs personnes parlent en même temps, tant en anglais qu’en espagnol. II nous faut attendre assez longtemps pour pouvoir enfin faire le check radio au sein de la patrouille. Bien sûr, comme à tout changement de fréquence, il manque quelqu’un à l’appel et il faut aller le rechercher sur la fréquence précédente.
La balise de San Pablo (260 kHz) est difficile à accrocher. Elle n’a pas la puissance de celles que nous venons d’utiliser. Je ne parviens pas à recevoir l’indicatif et mon aiguille a plus tendance à s’orienter vers l’ouest que droit devant comme cela devrait être le cas. L’histoire nous dira plus tard qu’elle avait des problèmes de fonctionnement et qu’une balise de fréquence proche (262 kHz), installée au Portugal, avait plus de vitalité. Le leader semble également avoir des difficultés pour la sélectionner. Il demande si quelqu’un a un gisement ; les réponses divergent. Profitant d’un créneau de silence, il cherche à établir le contact avec Séville. Mais les autres communications radio interfèrent et couvrent la sienne.
Pendant ce temps-là, nous avançons, et la visibilité diminue.
Nous repassons sur Madrid contrôle pour demander une autre fréquence. Course habituelle après les équipiers… mais je n’en parlerai plus car ce sera à chaque fois la même chose. Madrid ne répond plus, et nous revenons sur Séville contrôle. Le scénario n’a pas changé.
Nous sommes pratiquement dans les nuages. Le leader nous a demandé de resserrer la formation. Je pose ma carte et je viens « sucer le saumon » du numéro 3, à droite. Tonton est en patrouille à gauche et le 5 et le 6 sont sur moi. Profitant d’un créneau, le leader annonce qu’il est en descente vers le niveau 230. Pas de réponse de l’organisme de contrôle. La visibilité horizontale est nulle, et nous ne voyons qu’épisodiquement le sol. Nous continuons à chercher à établir le contact avec Séville ; le n° 3 et le n°5 essaient à leur tour. La couche étant plus épaisse que prévue, nous demandons à poursuivre la descente vers le niveau 170. Un moment après, Séville répond enfin « Stand-by », puis, « remontez au niveau 230 ». Le dialogue de sourd s’installe ; nous sommes coupés sans cesse. Le leader tente d’expliquer que nous sommes six avions en formation serrée et qu’il préfère garder la vue du sol. Il lui faut répéter plusieurs fois. Dans l’enchevêtrement des voix, nous comprenons que Séville accorde le niveau 170 en VMC et nous demande de contacter la tour de contrôle de Séville (l’histoire nous dira que le contrôle avait compris que, dès lors que nous passions en vol à vue en espace inférieur, nous clôturions de facto notre plan de vol).
Nous sommes toujours en patrouille serrée. Je fixe mon attention sur le n° 3, trop préoccupé de ne pas le perdre de vue et d’éviter de « pomper » pour me faire « remonter les bretelles » par le n° 5. Je n’ose pas imaginer ce qui se passerait si, en plus des difficultés auxquelles nous commençons à être confrontés, j’étais amené à annoncer : « Leader, perdu de vue ! », et à me retrouver tout seul en plein ciel de gloire ! Nous ne parvenons pas à établir le contact sur Séville tour. Le même enfer continue. Impossible d’en placer une. Une voix ininterrompue égrène des informations météorologiques. Pas moyen de communiquer. En double fond, nous entendons la tour qui nous appelle, mais elle semble ne pas nous recevoir. Bref, c’est laborieux. Mais je me sens serein. J’ai déjà une petite habitude des aléas de la radio. Ça nous arrive souvent d’avoir des problèmes de contact avec le sol sur certaines fréquences et il faut en essayer d’autres. Je ne m’en fais pas trop ; j’ai un chef; il sait ce qu’il fait et il doit avoir plus d’un tour dans son sac. Je lui fais confiance. Et puis, il y a deux autres leaders ! Je n’aurai par la suite aucune notion du temps passé ni de notre position dans l’espace. Je suis préoccupé par la tenue de ma place, et je n’ai pas encore l’aisance nécessaire pour, à la fois, mettre la tête dans la cabine, surveiller le chronomètre, l’horizon artificiel ou les caps, et mémoriser.
Si je relate avec un peu plus de précisions nos différentes évolutions, c’est grâce à la restitution que nous avons pu en faire plus tard. Nous faisons environ dix minutes au cap 215 sur Séville, puis nous ouvrons à droite vers un lac qui ne figure pas sur la carte. L’histoire nous dira que le leader pense avoir passé le travers est de Séville. Ne voulant pas pénétrer dans la zone sans contact radio, il nous fait faire demi-tour par la gauche jusqu’au cap 010. Nous sommes à 14 000 pieds. Je saurai plus tard qu’il essayait de garder le contact visuel avec le sol, mais, compte tenu de la visibilité oblique médiocre, il ne trouvait pas de repères caractéristiques. Quant à nous tous, nous sommes bien en patrouille serrée sans visibilité ; et dans ces cas-là, il y a autre chose à faire qu’à chercher à regarder en bas.
Nous quittons la tour et repassons sur Séville contrôle qui nous donne pendant environ une minute sans interruption des Fréquences sur lesquelles nous pouvons contacter la tour de Séville, puis nous ignore malgré nos appels.
Il reste 730 kg. Dans mon for intérieur, je me dis que la sécurité carburant étant de 850 kg par terrain « jaune », s’il ne fait pas beau en bas, il serait grand temps que quelqu’un nous prenne en charge pour nous amener rapidement en finale ; et je réalise que nous n’avons plus les 800 kg nécessaires au déroutement sur Madrid. Une certitude : il faudra bien se poser à Séville. Un sentiment étrange m’envahit alors. Espérons qu’il fait beau en bas, et que le terrain est au pire en condition « vert ». Dans ce cas, la sécurité carburant pour percer et se poser est de 650 kg ; nous n’y sommes pas encore.
On sent comme un flottement dans l’air. Le leader nous demande si nous avons un gisement sur San Pablo et Moron. Les commandes du radiocompas se trouvant sur la banquette droite, je me livre à l’exercice délicat qui consiste à piloter de la main gauche afin de pouvoir sélectionner les indicatifs sur les deux postes avec la main droite, regarder les tambours de fréquences sombres et mal placés, tourner les manivelles et trouver des indicatifs morses qui se chevauchent les uns les autres, sans réussir à trouver le bon, puis sélectionner la fonction « compas » et affiner la position des manivelles pour trouver un gisement qui se stabilise. Puis recommencer l’opération car il est rare d’accrocher une balise à la première tentative et généralement rien d’exploitable ne s’entend. Pendant ce temps-là, il faut continuer à tenir la patrouille serrée avec la main gauche, avec la souplesse que cet exercice de style comporte, sans attarder le regard à l’intérieur car un écart est vite fait. Et bien sûr, la manette des gaz étant momentanément abandonnée, on a tendance à doubler ou à prendre du retrait. Toute cette gesticulation prend, on le comprendra, du temps et de l’énergie.
Personne n’obtient de renseignement exploitable. J’avais bien quelque chose de stable vers l’ouest (je pense maintenant que je devais être accroché sur la balise du Portugal), mais je ne parviens pas à percevoir l’indicatif.
Nous avons repris le cap initial (210) par la gauche et nous essayons de contacter le radar américain de Moron. La gesticulation des fréquences continue. On se souviendra qu’elle est aussi sportive que celle du radiocompas. Le poste UHF est sur la banquette gauche et les quatre lucarnes d’affichage des fréquences ne sont pas très lisibles. A chaque changement, il faut abandonner la manette des gaz pour afficher avec la main gauche un à un les quatre chiffres du canal. Chaque manipulation est entrecoupée d’un regard à l’extérieur et d’une reprise de la manette des gaz. C’est bien le diable si dans l’intervalle, on n’a pas « encastré » ou pris du retrait, ce qui engendre une manœuvre un peu brusque qui se répercute, amplifiée, sur ceux qui tiennent la patrouille sur vous. Et parfois, soit le poste ne positionne pas sur la fréquence sélectionnée (c’est un sifflement interminable dans les oreilles, et il faut recommencer l’opération), soit on s’est trompé d’un chiffre et on n’est pas sur la bonne fréquence. En désespoir de cause, il faut revenir sur la fréquence précédente où l’on ne tarde pas à venir vous chercher. On imagine les poussées d’adrénaline que toutes ces opérations génèrent chez l’opérateur et les perturbations qu’elles peuvent provoquer chez celui qui conduit la patrouille.
Moron est également saturé. Pas moyen d’obtenir un contact, pas plus qu’un gisement significatif sur la balise de San Pablo. L’histoire nous dira que le leader a un gisement 50° arrière droite (confirmé par le n°3) qui le conforte dans son sentiment d’être au sud-est de Séville. Nous prenons le cap 330.
Check pétrole : 600 kg, et nous n’avons toujours pas commencé notre percée. II ne reste plus qu’à espérer que nous allons trouver le terrain dans un trou si nous voulons avoir les 500 kg réglementaires (normes « terrain bleu ») au break. Et pourvu que personne n’éclate un pneu à l’atterrissage car la remise des gaz va être chère ! Nous repassons sur Séville contrôle. La fréquence est encombrée par un autre avion et nous ne parvenons pas plus à capter l’attention du contrôleur qu’à faire taire son interlocuteur. Le sentiment est que personne ne nous entend.
Le leader nous fait prendre le cap 270 pour annuler ce qu’il estime être son gisement sur San Pablo et demande confirmation à ses chefs de patrouilles. Le n° 3 a 20° d’écart et le n° 5 a l’indicatif, mais pas de gisement. Il nous dit alors :
– Eh bien, nous sommes dans de beaux draps !
Jusqu’à ce moment, nous étions tous persuadés qu’il connaissait sa position et savait ce qu’il faisait. Le sentiment étrange qui s’était emparé de moi peu de temps auparavant se précise ; il fait place à une brusque angoisse. C’est maintenant que je mesure l’ampleur du problème. Nous sommes perdus, et nous sommes dans une impasse. Il reste certes de quoi voler encore un peu, mais si quelqu’un arrive à nous guider vers notre terrain, nous risquons fort d’éteindre avant d’y arriver, soit sur le trajet si nous sommes loin, soit en finale radar si le terrain est « jaune » ; et en plus, il faudra dissocier les avions, donc rallonger la procédure ! Je me vois mal faire un GCA individuel réel en langue hidalgo-anglaise dans le ciel sévillan ! Plus que jamais, je me cramponne à mon leader. II ne nous reste plus qu’à tenir notre place, à attendre que ça sèche (façon de parler) et à observer le jaugeur, qui descend inexorablement. Les leaders parlent entre eux et essaient de s’entraider. Le n° 5, qui avait pressenti quelque chose, avait depuis quelque temps déjà passé son IFF sur Emergency. Le leader admet s’être trompé et pense être à l’ouest de Séville. Mais où ?
Nous essayons de contacter Moron mais la fréquence est saturée. Séville parle en même temps et on sent que la panique a gagné le sol. Il reste 400 kg Nous passons sur Guard (fréquence de détresse), et nous branchons nos IFF sur Emergency. On sent que l’ambiance devient tendue au sein de la patrouille. Les six IFF sur Emergency, ça va bien réveiller un contrôleur tout de même ! Et puis, sur cette sacro-sainte fréquence de détresse, ça devrait décoiffer !
Le leader annonce : « Emergency fuel », et dit que nous sommes perdus et que nous désirons une prise en compte rapide vers Séville ou Moron. Mais hélas, les liaisons sont toujours aussi mauvaises. J’ai l’impression d’entendre le poste de radio de ma grand-mère, celui avec l’œil vert, sur ondes courtes, avec la fréquence qui fluctue et qui chevauche les voisines. Nous recevons Moron par intermittence, faible, puis fort, puis disparaissant sur fond de Séville contrôle qui interfère et s’affole. Chacun à notre tour, nous essayons de passer un message, ponctué de May-Day, qui en espagnol, qui en français. J’essaie même en italien ! Le leader tente, en vain, de faire taire Séville. Plusieurs voix s’entremêlent. Nous discernons difficilement l’identité de ceux qui nous parlent. On continue de nous passer les renseignements météo et des fréquences de contact. Dans ce brouhaha et cette ambiance de stress étouffé mais croissant, je me conforte dans la certitude que cette affaire va mal se terminer. Les statistiques d’éjection sur Mystère IV me reviennent en mémoire : sur trente-trois, onze seulement avaient réussi. N’écoutant que mon égoïsme et mon instinct de conservation, je me dis qu’avec un peu de chance, je serai bien parmi les deux heureux élus !
Mais même si ça marche bien, où vais-je tomber ? Et si je me casse à l’arrivée, alors que personne ne sait où nous sommes ?
Mille choses se bousculent dans ma tête. Les souvenirs défilent. Les sentiments d’impuissance et d’injustice se renforcent. Ce n’est pas vrai ! Ce n’est tout de même pas à moi que ça va arriver ! Nous continuons à annoncer notre détresse et à demander assistance. En bas, c’est toujours la même pagaille. Et dire que j’avais toujours cru que Guard était le saint Bernard des gens en perdition ! Le silence devait y être de rigueur et l’on devait y trouver en permanence et immédiatement l’ange sauveur prêt à vous aider ! Les consignes étaient claires et connues de tous : à n’utiliser qu’en cas d’absolue nécessité !
À un moment, un message enfin en clair parvient à passer. Ce n’est plus l’anglais approximatif des procédures internationales mais une voix américaine qui annonce :
– Riquet Noir, contact. Take heading 1.9.0 (prenez le cap 190).
Le leader accuse réception et demande confirmation du contact. Le renseignement n’est plus confirmé, et nous n’entendrons plus cette voix. L’idée m’effleure qu’en bas, on commence à craindre de recevoir quelque chose sur la tête et qu’on cherche à nous envoyer au-dessus de la mer. Nous prenons le cap vers le sud. Il reste 350 kg. Plusieurs organismes sont en réel contact avec nous et parlent simultanément sur la fréquence malgré l’ordre que leur donne le leader de se taire (on saura plus tard qu’il y avait Moron, Séville contrôle, approche et tour, chacun ne sachant pas bien sûr au sol que l’autre émettait en même temps). Mais les conversations sont inexploitables à cause du niveau et du débit.
Le leader reprend le cap ouest pensant trouver la côte à l’ouest de Séville. Quatre minutes plus tard, il aperçoit une rivière importante au cap 210 qu’il pense être le Guadalquivir. Il signale sa position approximative au-dessus du fleuve que nous suivons un moment au cap 210 (logiquement, le Guadalquivir doit nous mener à Séville). Durant ce trajet, il demande cap et distance sur n’importe quel terrain et annonce : « Emergency Fuel, autonomie 5 minutes ». Il nous reste 150 kg.
Depuis un moment, nous sommes descendus au niveau 100. La visibilité oblique est toujours médiocre mais on voit le sol à la verticale. La patrouille s’est un peu relâchée, les numéros 3 et 5 ayant repris leur carte et essayant d’apporter leur aide. Quant à nous, nous continuons à rester en patrouille serrée afin de ne pas gêner les manœuvres de nos leaders, un œil rivé – on nous le pardonnera – sur le jaugeur.
Voyant, après quelques minutes, que la rivière fait un crochet au sud et apercevant la mer, le n° 3 annonce qu’il est repéré et que nous sommes à cheval sur la Guadaiana, qui fait frontière entre l’Espagne et le Portugal (nous sommes alors à 150 km environ à l’ouest de Séville), et qu’il faut prendre le cap 90. Il part immédiatement à gauche et je le suis. Pendant quelques instants, je vois les autres avions amorcer leur virage derrière nous.
Dernier check pétrole : il nous reste 50 kg, soit un peu moins de deux minutes de vol. Ma voix semble être mal passée à la radio ; tous ont compris qu’il me restait 150 kg, soit cinq minutes de vol. Stable au cap, une minute plus tard je vois l’avion de mon leader ralentir. Afin d’éviter de toucher à la manette des gaz, je commence à faire une barrique pour prendre du retrait, comme on nous l’avait appris en école.
Le n° 3 annonce :
– 3, j’ai éteint. Noir 4, continuez à ce cap. Séville droit devant à sept minutes.
Je le vois partir en virage à gauche en descendant, puis je le perds de vue. Le leader demande la confirmation de l’extinction et ordonne l’éjection. Le n° 3 ne répond pas. Il a débranché son cordon radio. Je ne vois plus les autres. Je demande au leader s’il a visuel sur moi, il répond :
– Négatif.
Je réalise alors que je suis tout seul dans le ciel espagnol. Me voilà bien. Je suis tétanisé. Mes yeux deviennent des lasers. Je scrute droit devant, mais la visibilité oblique est toujours mauvaise. Pas de repères, pas de villages, des collines partout ; c’est plutôt désert. Et si je ne trouve pas le terrain ?
Mais je n’ai pas le temps de réfléchir plus longtemps. J’entends mon réacteur dévisser, le klaxon de panne retentit dans mes oreilles et tout s’allume dans la cabine. J’annonce mon extinction au leader, qui me rappelle les consignes d’abandon de bord et m’ordonne de m’éjecter. Pensant qu’il pouvait rester un petit quelque chose dans les réservoirs largables, je les branche à nouveau, et j’essaie le rallumage en vol ; sans résultat. Brusquement, c’est le grand silence, et l’euphorie me gagne. Fini le stress ; je me sens envahi par une sensation de bien-être indescriptible. L’avion vole, je m’y sens bien et, je n’ai plus envie de sauter. Je déconnecte cependant le cordon radio, car envie ou pas, il va bien falloir que je m’éjecte ! A droite, la mer ; la visibilité dans ce secteur est meilleure. J’aperçois alors une piste, parallèle à la côte. Je me mets en virage vers elle en vol plané en conservant 250 nœuds. En m’approchant, je réalise avec le reflet du soleil qu’il s’agit d’un canal. Pas de chance ! Très près, la plage semble sécurisante. Mais je n’y tenterai pas un « acontucou » (Atterrissage configuration turbine coupée). Je me souviens des conseils des anciens et des consignes à Cazaux : la plage tue. Formellement interdit.
Je suis à 7000 pieds. L’éjection est inéluctable. Je règle l’avion en palier, face à la mer. Je redresse la tête et je ramène les jambes en arrière. Coudes rentrés, je lève les deux bras pour saisir le rideau au-dessus de ma tête. Je tire d’un coup sec vers l’avant. Panique ; rien ne se passe ! (il faut une seconde pour que la verrière parte ; je n’ai pas réalisé qu’une seconde, parfois, c’est très long). Au moment où je baisse la tête pour regarder sous le rideau, une grosse explosion, un appel d’air, la cabine est envahie par une fumée bleutée, et un gigantesque coup de pied dans les fesses me catapulte vers le haut, me faisant peser 20 fois mon poids sur le siège. Mon avion devient de plus en plus petit, comme au cinéma. Vite ! Me séparer du siège pour autoriser l’ouverture du parachute. Bien que la séquence soit automatique, il vaut mieux aider les événements ! Ça tourne dans tous les sens, puis c’est la chute. Tout va très vite. Une grande force me tire dans les épaules ; le parachute doit être ouvert. Je vois passer mon siège, mais je n’y vois que d’un œil. Je suis borgne ! J’essaie de lever la tête pour observer la coupole. Je ne peux pas. Et pour cause ; les suspentes sont torsadées et je me mets à pivoter très vite sur moi-même. Enfin stabilisé, je m’aperçois que mon casque avait tourné et m’occulte la visibilité d’un côté. Je le remets en place et je vois à nouveau normalement ; je dégrafe mon masque qui commence à m’étouffer. Un regard vers la coupole. Elle est magnifique. Je suis vivant ! L’hystérie me gagne alors et je me mets à hurler et à chanter. Puis l’euphorie cède à la place à une profonde déprime.
Et les autres. Ont-ils pu rejoindre un terrain ? Et s’ils ont sauté, ont-ils eu de la chance ? Et si je me casse en bas, qui va me retrouver ?
Je fais un rapide tour d’horizon. Aucune habitation, si ce n’est une petite maison blanche, assez éloignée. Je note qu’il faudra que je marche vers l’est pour l’atteindre. En proie à ces réflexions peu optimistes, je réalise que le vent me pousse vers la côte. La déprime cède la place à la panique. Je ne veux pas tomber en mer ! Personne ne sait où nous sommes et je ne tiens pas à finir ma vie sur un canot de sauvetage ! Je me mets à tractionner comme un fou sur les élévateurs afin d’annuler mon déplacement. Je tire tellement fort que je parviens à attraper les suspentes et à atteindre le bord d’attaque de la voile du parachute, que je garde fermement à hauteur de mon visage Un parachutiste d’essais dira plus tard qu’il n’est pas possible pour un homme normalement constitué de tractionner jusqu’à la voile, et quand bien même cela arriverait, le parachute se mettrait en torche. Je me félicite de constater que les parachutistes n’ont jamais eu peur.
Le sol se rapproche très vite, et lorsque j’ai acquis la certitude que même un mistral à décorner tous les taureaux de Camargue ne me ferait plus dériver vers la mer, je relâche. Des collines, ma petite maison blanche au loin, et au-dessous, très près, un champ, avec quelques arbres et des vaches noires. Mon regard est alors attiré par un poteau de ligne à haute tension, puis un deuxième. Je ne vois pas les câbles. Je lève les bras pour tractionner afin de m’en écarter, mais ceux-ci tétanisés, par l’effort précédent ne parviennent pas à dépasser l’horizontale
Ma trajectoire converge vers un arbre et une vache. Je suis incapable de prendre la bonne traction pour l’atterrissage. Le sol arrive très vite ; je tombe sur les fesses à deux pas d’un bovin ébahi ; le choc, bien qu’amorti par le paquetage de survie que j’avais oublié de dégrafer en passant 1500 pieds, est violent pour mon fondement. Je me relève. Rien de cassé ! Je suis vivant ! C’est à nouveau l’hystérie. Je chante, je crie, je salue les ruminants en ponctuant mes marques de respect d’un tonitruant Ole ! Revenu très vite à la réalité, je pose mon casque et je commence à étaler la voile du parachute afin qu’on puisse me repérer ; si tant est qu’il y ait des recherches.
Il est 15 h 40. Le vol a duré 1 heure et 50 minutes portant à 69 heures mon expérience sur Mystère IV et à 300 heures celle de pilote. Sur mon carnet de vol, à la date du 27 mai 1966, dans la colonne « atterrissage » n’apparaît pas le chiffre 1. Il est tout simplement écrit : « Ole ». Au cours des 35 dernières minutes, l’avion a consommé la précieuse réserve qu’il aurait dû avoir au parking. Et moi j’ai fait de l’huile !
Mais ce n’est pas fini !

Pendant que je suis affairé à étaler la voile, j’entends souffler à côté de moi. Relevant la tête, je vois le bovidé, revenu de sa surprise, gratter le sol. Il ne me faut pas une heure pour réaliser, à l’analyse de sa morphologie, qu’il ne s’agit pas d’une vache mais d’un taureau. Les autres compères commencent à s’approcher et à charger. Je prends les jambes à mon cou et, est-ce l’effet produit par mon gilet de sauvetage orange « fluo », ça suit derrière, et vite ! Pas loin de là, je trouve un fossé assez profond sans eau. Peu m’importe, je plonge, et Dieu merci, mes aficionados restent alignés sur la berge et m’observent, avec, il ne faut pas craindre de le dire, des yeux vides de sympathie.
Je ne me suis pas chronométré, mais je suis sûr que j’ai battu mon propre record sur 100 mètres départ arrêté, enregistré au concours d’entrée à l’Ecole de l’air. Mais inutile d’en parler aux parachutistes d’essais ; ils auraient évidemment un doute.
Je décide de laisser sur place casque, paquetage et parachute, et de partir à la recherche de la maison que j’avais repérée. Je marche un bon moment et de colline en colline ; je gamberge dur. Est-ce que je ne rêve pas ?… Et les autres ?… L’impact de cette mésaventure Et le compte rendu de perte en sept exemplaires : « J’ai l’honneur de vous rendre compte de la perte de mon Mystère IV, de mon chronomètre et de mon couteau de survie ! ». Cela ressemble à un gag. Enfin, on verra bien.
Bientôt, j’aperçois au loin une maison blanche. Enfin de la vie ? Déception, ce n’est qu’une grange, avec de la paille pas très fraîche. Il doit y avoir quelques lunes qu’elle n’a pas été habitée. Je continue mon parcours évasion lorsque, d’un point haut, j’aperçois au loin une autre maison. C’est une hacienda, avec des fleurs et des barreaux aux fenêtres. Mais les volets sont fermés et il n’y a pas âme qui vive. Un chemin ; je décide de le suivre ; il doit bien mener quelque part, vers la civilisation ?
Mon espoir est de courte durée. Après une marche plutôt longue, je ne peux plus avancer. Le chemin s’enfonce dans un radier plein d’eau. Preuve qu’il ne doit pas être utilisé si souvent. C’est alors que j’entends des voix. De l’autre côté, deux hommes à cheval rassemblent des troupeaux de taureaux. On imaginera aisément leur surprise lorsque je les appelle, puis leur stupéfaction à la vue du martien, tout de vert vêtu, avec son pantalon anti-g et sa Mae West « fluo » ! Ne parlant pas un mot d’espagnol, je m’époumone en utilisant toutes les langues que je connais, pour me rapprocher de celle de Cervantes :
– lo, piloto frances – Avion boum-boum. Mi andare a Sevilla! Por favor!
C’est la panique dans les rangs. Mes cavaliers éperonnent leurs montures et disparaissent. Puis, le plus jeune revient, traverse le radier me prend en croupe et me fait chevaucher derrière lui. Il me parle, je ne comprends rien, et je réponds : « Si Si Gracias ! ». Je me cramponne à lui ; la bête est avantageuse et chaque mouvement de roulis me fait craindre le pire. Nous « roulons » ainsi jusqu’à une route. Mon hôte me dépose et me dit en me montrant l’ouest, puis l’est :
– Por aqui Huelva, 30 kilometros, y por aquiSevilla 70 kilométros.
A l’entrée du chemin, une pancarte indique le nom de la propriété : « Al Dolmen », qui, m’apprendra-ton plus tard, est très réputée pour ses élevages de taureaux. Une voiture arrive. C’est une 4L. À ma vue, le chauffeur ne me donne pas l’impression de vouloir s’arrêter. Je lui barre la route. Toujours dans mon meilleur espéranto, j’essaie de lui faire comprendre qui je suis, ce qui m’est arrivé et que j’ai hâte d’aller à Séville, pour donner de mes nouvelles et avoir celle des autres. Comme il ne semble pas comprendre, il répond « Si, Si », et nous roulons, à 30 km/h. Et chaque fois que je lui dis :
– Pronto, pronto, io soy muy pressado,
il répond (décidément ce n’est pas mon jour…) :
– Si, en rodaje.
J’élargis ainsi l’éventail de mon savoir en devinant que la voiture était en rodage.
En traversant une agglomération, je demande à mon Fangio de m’arrêter pour téléphoner à l’aéroport de Séville. Il me facilite la tâche en m’introduisant chez l’habitant. Mais impossible d’avoir la communication. Je suis pressé. J’abandonne. Deux heures plus tard, j’arrive enfin. Il doit être aux alentours de 19 h 30. L’équipage du MD312 est là avec l’échelon technique. La surprise, une demi-joie et toutes les interrogations du monde se lisent sur leurs visages.
Pierrot me tombe dans les bras en sanglotant et me dit qu’il a fumé un paquet de cigarettes depuis son arrivée. Après l’heure prévue de notre atterrissage, le commandant de bord, inquiet, avait cherché à savoir ce que nous étions devenus. Il avait su par Séville que nous avions eu des problèmes, avait appelé Madrid et Cazaux pour savoir si nous nous étions déroutés ou si nous avions fait demi-tour. Puis les autorités sur place lui avaient appris que nous avions annoncé notre détresse et certainement épuisé notre autonomie. Nous devions être quelque part, mais où ?
Par la suite, mon leader (le n° 3) avait donné de ses nouvelles depuis Huelva. II était sain et sauf. Il a raconté que nous nous sommes retrouvés à bout de carburant. Il a éteint en premier. Il a repéré la ville, s’en est rapproché en se laissant planer et, à basse altitude, lorsqu’il a acquis la certitude que son avion ne présentait plus de risques pour les populations, il a sauté et a atterri dans un champ de cacahuètes. Il ne savait pas ce qui était arrivé aux autres. II a été recueilli par les habitants et amené chez le consul général où on lui a servi une bonne omelette et un cigare. Depuis, nos camarades, à l’aéroport, étaient sans nouvelles du reste de la patrouille. Aussi, me saute-t-on dessus, avec, on l’imagine, un flot de questions, mais sans me rassurer.
(Suite au prochain numéro)