Les 6 MYSTERE IV de Séville (2/2)

       Suite et fin de l’aventure de l’éjection des 6 Mystère IV qui avaient décollé de Cazaux à destination de Séville.

         Je raconte le début de notre épopée lorsque des officiers espagnols, pas souriants du tout, m’embarquent dans un bureau et commencent à m’interroger. Notre terrain de mésentente est un anglais approximatif, ce qui ne facilite pas les choses. Au mur, une carte du sud de l’Espagne. De temps à autre, notre entretien est interrompu par le téléphone. Les deux officiers parlent entre eux, pointent une punaise sur la carte. Je devine à chaque fois que l’on a retrouvé quelque chose, mais on ne veut pas me dire s’il s’agit d’un avion ou d’un pilote.

        À la tombée de la nuit, un hélicoptère de l’US Air Force dépose le chef de la patrouille, accompagné de Tonton. Le pilote lui avait appris que j’étais à l’aéro­port, son n° 3 à Huelva, qu’on avait repéré Pépé (on ne lui avait pas dit dans quel état), et qu’on n’avait pas de nouvelles du n° 5. Il repartait pour chercher « les autres ».

       On rassure le capitaine Paul sur mon état de santé. Je suis toujours en interrogatoire et personne ne me dit qu’il est là avec Tonton.

     À la nuit tombée, l’hélicoptère revient. Le capitaine Olivier descend, puis le sergent-chef Michel et Pépé (avec sa valise !), tous deux les chaussures et le pan­talon anti-g crottés.

     C’est alors qu’on me fait sortir et que je retrouve toute l’équipe au complet. La guerre des nerfs est finie. À ma vue, et à la vue de ses quatre autres équipiers, surtout de Pépé et de Michel, Paul craque:

      – Vous êtes tous vivants, alors peu importe ce qui peut m’arriver maintenant !

       Émotion, pleurs, embrassades, et chacun raconte pendant que les chefs restent entre eux et avec les autorités espagnoles. Nous apprenons par Tonton que peu de temps après moi, le n° 5 puis le n° 6 ont annoncé leur extinc­tion et ont sauté. Puis ce fut son tour. Après avoir tiré le rideau, rien ne s’est passé. Deux secondes plus tard, il a fait une nouvelle tentative. Cette fois, le rideau a avancé de quelques centimètres de plus, et il est alors parti, lui aussi, au moment où il ne s’y attendait pas. Il a vu son avion continuer sa route et se planter dans les marécages, sans feu, ni fumée. En faisant son tour d’horizon, il a aperçu son leader, pas très loin, au bout de son parachute. Ils se sont vus et se sont fait des signes. Son atterrissage a eu lieu dans un champ de cacahuètes près d’une route qui mène à un village, à environ 200 mètres de là. De nom­breux curieux sont venus l’accueillir. Il comprend qu’on lui demande si l’avion qui vient de tomber est dangereux ; il rassure. On l’accompagne au village d’où il veut téléphoner, mais il se heurte très vite aux problèmes linguistiques que j’ai connus, et décide, en désespoir de cause, de laisser tomber. Peu avant d’arriver au sol, il avait vu une fumée s’élever au loin et avait pensé à l’avion de son leader. Il essaie de faire comprendre qu’il souhaiterait s’y rendre. Un paysan le met en croupe sur son cheval. Il laisse momentanément le matériel qu’il avait emporté au village (casque, paquetage et parachute) et part vivre son aventure équestre. Les sauts de haies et de clô­tures et le roulis induit par l’animal ont vite raison de son dos et de sa patience. Comme la fumée ne semble pas se rapprocher, il décide de descendre de son destrier et de retourner au village. Sur la route, un carabinier passe sur un scooter et Tonton change alors de monture. Retour à la case départ, au poste de la guardia civil du village.

      Là, il a la surprise de trou­ver son leader. Curieux tour du sort, ce village s’ap­pelle El Roccio, célèbre pour son pèlerinage à la Vierge et ses fêtes saintes de Pentecôte, la fameuse « Romeria », but de notre voyage. D’une certaine manière, la mission était accomplie !

       Quant à Pépé, il raconte que juste après son éjec­tion, il a vu un avion qui tournait au-dessus de lui, et comme il n’y avait pas de pilote à bord, il en a déduit que c’était le sien. Il l’a vu s’écraser, sans feu ni fumée. Lui est tombé dans un bois, entre deux arbres. Il a marché environ trois kilomètres puis a rencontré un paysan et a continué à pied avec lui jusqu’au poste de la Guardia civil de Villablanca, deux kilomètres plus loin.

      Lorsque l’hélicoptère vient l’y chercher, assez tard, il demande au pilote s’il peut l’amener sur le point d’impact de son avion, qu’il a eu le temps de repérer pendant sa descente. Il retrouve le Mystère IV, tombé à plat et cassé en deux au niveau du compartiment valise. Le bagage lui tend les bras, et il le récupère. Nous nous empressons de l’ouvrir. La bouteille d’après-rasage est intacte ; seul le boîtier du rasoir électrique est légèrement fêlé.

No comprendo
No comprendo

         Quant au leader, après avoir entendu l’annonce des quatre premières extinctions et ordonné les éjections, en rappelant les consignes de sécurité, il a dirigé les deux avions vers une zone marécageuse. Alors qu’il observait le bon déroulement de l’éjection de Tonton et l’ouverture de son parachute, son moteur s’est éteint et il a sauté à son tour.

          C’est à ce moment que, brusquement dans le silence, pendu au bout de son parachute et enfin face à lui-même, il a pris la pleine mesure du film qui venait de se dérouler. Il nous avoue que de sombres pensées sont alors venues le hanter. Il a été rappelé à la réalité en apercevant et en entendant son fidèle n° 2 qui descendait en patrouille sur lui.  Les interrogatoires individuels, les conversations téléphoniques et les échanges de messages se pour­suivent tard dans la soirée. Vers une heure du matin, on nous amène à notre hôtel, en nous prévenant qu’il y aurait probablement des journalistes pour nous attendre. Effectivement, il y en a partout. Nous sommes assaillis de questions, et comme convenu entre nous, nous nous abritons derrière le « no comprendo ! », réponse unique aux mul­tiples harcèlements dans toutes les langues, y com­pris le français. Ça ne leur plaît pas.

        Le lendemain matin, en attendant qu’on vienne nous chercher pour nous conduire à l’aéroport, nous apercevons un kiosque sur la place, vers lequel nous nous dirigeons pour voir si à tout hasard un journal relatait l’événement. Au fur et à mesure que nous nous approchons, nous mesurons l’étendue du désastre. L’intégralité de la une de tout ce qui peut être publié en Espagne, de ABC à Arriba, en passant par Ya et Informacione, et j’en passe, est entièrement consacrée à notre épopée, avec au premier plan la photo d’Olivier à Huelva, celle de son avion à demi planté dans le sol, et nous, la veille, dans le hall de l’hôtel, sans oublier Pépé avec sa valise.

       ‘ No traïamos bombas, Uan dedarado los pilotas fran-cests, euforicos y nerviosos » (Nous ne transportions pas de bombes ont déclaré les pilotes…).

        Nous n’avions pourtant rien dit, mais on nous fait parler ! De toutes tendances, la presse défraie la chro­nique et mobilise l’opinion. Il est vrai que l’Espagne est toujours traumatisée par la récente collision en vol et l’explosion au-dessus de Palomares d’un bombar­dier B-52 de l’US Air Force et d’un KC-135 qui le ravitaillait en vol. Trois des quatre bombes nucléaires transportées étaient tombées sur le sol, la quatrième en mer. Malgré les déclarations rassurantes des experts américains sur l’inexistence de risque d’irra­diation, les Espagnols avaient réussi à se faire indem­niser les récoltes présentes, absentes, passées et à venir pendant plusieurs années. Fallait-il déplorer que nos avions n’aient pas été armés ou n’aient pas fait de dégâts au sol ?

      Plus que jamais, nous n’éprouvons pas le besoin de faire de publicité sur notre identité.

      Nous sommes conduits à l’aéroport. Les interro­gatoires continuent, et l’ambiance est toujours peu conviviale. Nous apprenons que cinq épaves ont été retrouvées ; nous ne réunissons pas à savoir les­quelles (la sixième serait en mer où l’on aurait vu un bidon flotter) et on nous refuse l’autorisation d’aller les voir.

         Dans les moments de spleen, je me mets à penser à ceux qui me sont chers, aux copains, à ceux de l’es­cadron et aux autres. Comment auront-ils appris la nouvelle ? Et ma valise ? J’imagine qu’elle fera le bon­heur de quelqu’un qui va pouvoir voyager dans un beau costume tout neuf, en bénéficiant du quart de place dans les trains français, prendre des photos avec un bel appareil et payer en devises françaises.

        On nous informe qu’en fin de matinée, un C-47 Dakota venant de Villacoublay via Cazaux va amener une commission d’enquête désignée par le chef d’état-major de l’Armée de l’air. Cette information nous remet brutalement les pieds sur terre. Depuis la veille, je crois que nous n’avions pas très bien réalisé ce qui nous était arrivé. Après l’euphorie des retrou­vailles, les dialogues de sourds avec les autorités locales et les hypothèses que nous n’avions pas manquées d’élaborer sur l’impact de cette affaire en métropole ainsi que sur les conséquences qui pour­raient en résulter pour les uns et les autres, nous tom­bons maintenant dans le dur concret.

        Nous apprenons par les nouveaux venus que notre aventure a fait l’effet d’une bombe. Personne ne savait ce qui nous était arrivé. On avait su que, pas­sée l’autonomie des avions, nous n’étions posés nulle part. On avait passé l’après-midi à nous chercher par­tout. Puis, on avait appris sur le tard que cinq épaves de Mystère IV avaient été retrouvées dans la région de Huelva, à plus de 100 km à l’ouest de Séville, sans dommage aux tiers. Pas de nouvelles des pilotes. Un message du chef de l’échelon technique était parti à 18 h 17 : « Sans nouvelles de Riquet noir, attendons ins­tructions ». Enfin, un premier message de l’ambas­sade de France à Madrid avait fait état de « Six pilotes éjectés ; 4 pilotes retrouvés indemnes à 19 h 30 », puis un deuxième « Six pilotes retrouvés indemnes à 20 h 00 ». Le chef de la patrouille avait rédigé à l’at­tention du commandant de la base de Cazaux le message suivant : « Tous pilotes indemnes regroupés à Séville San Pablo ». Ce message avait quitté Séville à minuit. La commission d’enquête avait été dési­gnée dans la nuit : le président, colonel commandant en second la base aérienne de Mont-de-Marsan, un commandant pilote du commandement des écoles de l’Armée de l’air de Villacoublay et trois capitaines, un pilote, un mécanicien et un médecin du personnel navigant, de la base aérienne de Mont-de-Marsan.

      L’après-midi de ce samedi 28 mai, nous avons été examinés par le médecin et nous nous sommes indi­viduellement soumis aux investigations de la com­mission. Bien sûr, nous avons passé sous silence notre « coup du lapin », car nous ne tenions pas à courir le risque d’être déclarés inaptes chasse. Je crois me souvenir que nous avions ce même visage que ceux que l’on croise dans les couloirs de l’oral d’un examen ou d’un concours.

No comprendo

        Le soir, enfin entre nous, nous allons faire quelques pas dans les jardins de Séville, dont nous ne verrons pas grand-chose, et dîner dans un petit restaurant sympa. La solidarité aidant, Pierrot et les collègues de l’échelon technique nous avaient prêté de quoi res­sembler à des civils et préserver notre anonymat.

      Dans un coin de la salle, sur une petite estrade, une troupe de flamenco vient se produire, face à un aréo­page qui semble de belle qualité. Bien que nous fai­sant discrets sur le côté, nous sommes vite démas­qués et nous avons la surprise de voir la troupe se tourner vers nous et nous offrir le spectacle. Nous avons même droit à la Diva. Quelque part, ça fait enfin du bien de rencontrer des gens qui nous témoi­gnent un peu de chaleur et ne nous considèrent pas comme des parias.

     Le lendemain matin, re-commission. Dans l’après-midi, le Dakota nous ramène sur la base de Cazaux.

      Sur le parking, le commandant de base, le comman­dant d’escadre et son second, le commandant d’es­cadron et le commandant de l’autre escadrille. Nous redoutons l’accueil. Nos pronostics s’effondrent lorsque nous entendons le commandant de base dire au chef de patrouille :

        –  Vous êtes partis à six et vous me ramenez six pilotes. Pour moi, c’est l’essentiel…, et à nous trois :

        –  Vous avez dû avoir bien peur. Ça vous fera une bonne expérience, en début de carrière !

        Puis on nous raconte comment la chose a été vécue ici depuis notre décollage : le doute, l’incompréhen­sion, les échanges téléphoniques, les messages, les attentes, le stress, les flashs des médias annonçant « Six Mystère IV partis de Cazaux pour Séville s’écra­sent sur le sol espagnol. On est sans nouvelles des pilotes ».

       Et bien sûr, on nous demande de raconter.

        On nous informe que les médias tirent à boulets rouges et que nous sommes consignés sur la base afin de nous tenir à l’écart des journalistes. Les copains célibataires nous attendent dans leurs chambres, et c’est ainsi qu’a commencé l’histoire :

        –  Jean-Joseph, raconte !

       Je parviens à rassurer ma famille (on me dit que le tailleur de mon village a eu très peur) et mes amis, et j’apprends que ma petite amie a fait une crise d’urti­caire monumentale.

         Nous découvrons la presse de ces trois derniers jours. Elle n’est pas tendre et ne diffère de celle de nos voisins du sud, dans la présentation et la teneur, que par la langue. Tous les journaux du samedi nous ont réservé la une. Et l’événement du jour, à savoir la commémoration du 50e anniversaire de la bataille de Verdun par le Président de la République, a fait l’effet d’un pétard mouillé et est relégué à la page des faits divers. On se souvient que le refus du Chef de l’Etat de transférer les cendres du Maréchal à Douaumont n’a pas fait l’unanimité autour des anciens combattants ; ceux-ci n’ont répondu que tiè­dement à son invitation. On comprendra aussi plus aisément l’effet qu’aura produit notre intrusion dans cette situation délicate. Nous apprendrons amèrement plus tard que ça n’a pas plu.

         Dans les jours qui suivent, le communiqué officiel qui pourrait calmer le jeu ne vient pas. La presse est débridée ; les journaux à sensation jouent la provo­cation et, de jour en jour, pratiquent l’escalade. On ne ménage ni l’image de l’Armée de l’air, ni celle de ses chefs, pas plus que celle de ses pilotes :

     – « Rentrés hier à Cazaux, les pilotes sont au secret… »

      – « On a vu les pilotes faire la fête la veille de leur départ dans une boîte de nuit à Bordeaux. Le lende­main, ils étaient tellement ivres qu’il a fallu les aider à monter à bord de leurs avions et à s’attacher… »

     – « Bien que le rapport officiel se fasse attendre, la perte des six Mystère IV ne semble plus si mystérieuse… Dix-huit millions de francs volatilisés en quelques secondes… »

   –  « Inexplicable, les appareils étaient équipés de tous les équipements électroniques… »

      – « L’affaire des Mystère un scandale ! Un effroyable laisser-aller à l’État-major de l’air. Les vols d’exercice étaient le prétexte à de joyeux week-ends. De Gaulle furieux : on a ridiculisé sa force de frappe !… »

     – « Les six pilotes français qui ont abandonné leurs avions au-dessus de l’Espagne sont allés voir une cor­rida entre deux interrogatoires… »

   –  « Pompidou annonce que des sanctions vont être prises : les pilotes des Mystère IV étaient fautifs… »

     – « Et Pisani voulait leur confier des Boeing !… »

    – « A Séville, un colonel enquête sur le mystère de la chute des six Mystère. Les témoins espagnols racon­tent : “choqués par leur aventure, les pilotes arrivè­rent à l’hôtel en chantant…” »

       On taira certaines allégations, chaque jour plus acides et plus insupportables, faites à [‘encontre de personnes nommément désignées. Mais on gardera pour la bonne bouche :

     – « Enfin la vérité. Le mystère des six Mystère. Un raid français sur La Rota. Les Américains “descen­dent nos avions”. »

      On apprend dans cet article que notre mission était un raid contre la base de l’US Air Force de Moron, en représailles d’un survol impuni de l’usine atomique de Pierrelatte. Les Américains y expérimentent le « rayon de la mort » qui protège leurs bases, afin de l’utiliser au Viêt-Nam ; ils auraient déclaré : «… Cette affaire nous concerne au premier chef. Les avions français ne se dirigeraient pas vers San Pablo, mais directement sur La Roca. Une première fois, nous les avons repérés sur les radars, volant en formation de combat à une altitude de 850 mètres. À quelques minutes de nos installations, nous leur avons demandé vainement de s’identifier. S’étant éloignés, ils revinrent quelques instants plus tard, à une alti­tude de 350 mètres. Deux autres sommations, la der­nière à 10 secondes de La Rota, n’eurent pas plus de succès que la première. À ce moment-là, nous avons pris les mesures qui s’imposent. Et les pilotes d’ex­pliquer : “Nous ne pouvions rien faire. Brusquement, tous nos instruments de contrôle se sont affolés, nos commandes ne répondaient plus, nos appareils se sont mis à tomber comme une pierre”…».

     Nous avons le sentiment, devant ce déchaînement de prose acide, que l’on nous reproche d’être vivants, d’avoir joué avec désinvolture avec l’argent du contri­buable et de nous être séparés de nos avions comme on le fait de simples mouchoirs en papier, sans nous soucier des populations laborieuses au-dessous. Il faut avoir survolé cette région à cette époque-là pour se souvenir qu’à part les collines et la mer, il n’y avait pas grand-chose au sol. Sinon, peut-être que cela nous aurait aidés à mieux nous repérer et à éviter le pire. Et, en ce qui me concerne, à moins avoir à mar­cher.

           Il aurait certainement été plus intéressant que nous restions aux commandes jusqu’au bout. Ce serait tel­lement plus « commercial » de broder autour de ces héros qui n’ont pas hésité à sacrifier leur vie pour éviter… mais éviter quoi ? Les consignes de sécurité des vols existent ; nous nous devons de les appli­quer. L’atterrissage moteur coupé est interdit. II est dans tous les cas voué à l’échec. Et, s’il est vrai que la perte de vies humaines au sol est dramatique et insupportable, s’il est vrai que la perte d’un avion est intolérable, il n’en demeure pas moins certain que la perte d’un pilote est un échec.

       Une dizaine de jours plus tard, un communiqué officiel venait mettre fin à toutes ces palabres, et nous sommes enfin autorisés à sortir.

       Mais le mal était fait et dans les subconscients, il en est resté quelque chose. Même au sein de la corpo­ration, nombre sont ceux que j’ai rencontrés et que je rencontre encore qui se sont fait leur propre ver­sion de l’affaire et qui pensent détenir la vérité, sou­vent bien éloignée, hélas, de la simple réalité.

      Les Mystère IV, quoique déjà bien âgés, auraient certes pu continuer à rendre de bons services. Mais on sait que leur coût était loin d’être celui qui était annoncé. Par précipitation, ignorance ou goût du sen­sationnel, on a même quelquefois confondu Mystère. IV et Mirage IV, fleuron de la toute jeune force de frappe chère à notre Président. C’est en tout cas enta­chée de ce lapsus que l’information lui a été com­muniquée. Et quand bien même elle aura été rectifiée par la suite, on peut imaginer l’effet détonant qu’elle aura produit, dans un contexte où les masses cri­tiques étaient en présence. La situation politique du moment n’était pas au beau fixe, la manifestation de Verdun n’avait obtenu qu’une adhésion très tiède des anciens combattants et de l’opinion. La France venait de se désolidariser de l’OTAN et on se demandait si l’impuissance des américains de Moron à nous aider n’était pas étrangère à l’invitation récente qui avait été faite à leurs compatriotes de quitter le sol français. L’Espagne était encore sous le traumatisme de Palomares. Et enfin, six avions, c’est spectaculaire, à plus forte raison à l’étranger. Pour les média, nous tombions à point (si l’on peut dire) et ce qui, en d’autres temps, aurait pu n’être qu’un fait aérien banal, relégué à la page des faits divers (on sait que les annales de toutes les ailes du monde en sont riches), devenait l’affaire du siècle et allait servir d’exutoire. On comprendra alors dans ce contexte, à quel niveau et avec quelle force les sanctions ont été prises.

        Dans les jours qui suivent notre retour, on ne parle, bien sûr, sur la base et à l’escadron, que de cette affaire. Une commission d’enquête est envoyée à Séville pour étudier les enregistrements. On appren­dra plus tard que – pas de chance – par des erreurs de manipulation, une partie avait été effacée (celle, bien sûr, concernant route notre phase de détresse).

         Nous vivons dans l’attente des conclusions et des sanctions ; les pronostics sont ouverts. Nous passons devant une commission d’enquête des faits profes­sionnels. Le général qui la préside (qui commandait l’École de l’air lorsque j’y suis rentré) nous rassure, nous les trois « peintres ». Nous n’avions qu’une chose à faire et nous l’avons bien faite : tenir notre place et ne pas semer la panique au sein de la patrouille.

        On s’interroge sur ce qui pourrait arriver au lea­der. Toutes les hypothèses sont élaborées, de la plus optimiste à la plus pessimiste compte tenu du contexte du moment : points négatifs, mutation, relève du commandement d’escadrille, remise en cause du brevet de chef de patrouille, voire radiation du personnel navigant (la plus grave sanction envers un pilote). L’idée d’une sanction disciplinaire, bien que la presse poussât au crime, est écartée, que l’on sache, il n’y a pas eu indiscipline

          Nous revivons la mission et sa préparation. Seule, la commission d’enquête a compétence pour analy­ser les causes d’un accident et proposer les mesures pour éviter son renouvellement. Cependant, nombreux sont les conseillers et ceux qui, assis au calme dans un fauteuil, auraient certainement mieux réagi dans cette aventure. Il est vrai que dans toute enquête, il est difficile de se mettre à la place des acteurs qui ont vécu au menu détail l’événement.

        Nous avons, hélas, bénéficié de la loi de l’embête­ment maximum (d’aucuns diront que nous avons été victimes d’un enchaînement d’impondérables), et le résultat est bien que nous ayons été acculés à une situation irréversible.

         Et puis un jour, le leader est appelé à Paris. On lui fait très vite comprendre que la décision se situe à un niveau qui dépasse tout le monde et il pressent que la sanction ira probablement au-delà d’une simple sanction professionnelle.

        Quelques jours après, nous apprenons que « Par décret du Président de la République, contresigné par le Premier Ministre et le Ministre des armées, le gou­vernement portait mesure de mise en non-activité par retrait d’emploi …

          Plus tard, un ardent défenseur écrira « C’était confondre faute professionnelle et faute contre l’honneur ou la discipline. C’était traiter le coupable d’une erreur humaine comme un délinquant. C’était sur­tout, par une mise à pied avec les 2/5 de la solde, rejeter sans délai une famille dans la vie civile avec un pécule ridicule pour faire vivre cinq personnes. Sanc­tion disproportionnée et scandaleuse ! ».

        À tous les échelons, des sanctions très sévères sont prises. Quant à nous, les trois « peintres », seuls à nous en être tirés avec les honneurs de la guerre, en sommes-nous vraiment sortis indemnes ?

      Avec quels yeux nous regarde-t-on désormais intra et extra-muros ? L’Armée de l’air est médusée. Nos ailes sont ternies et fragilisées. Pour le joyeux feuille­ton des « Chevaliers du ciel », la route est tracée. Il faudra attendre de nombreuses années pour que, par notre présence sur de nombreux théâtres d’opéra­tions, l’opinion voie enfin en nous ce que nous n’avons jamais cessé d’être : des professionnels.

        Cependant, à toute chose malheur est bon. À la suite de cet accident, la création du Conseil permanent de la sécurité aérienne a été décidée ; on n’est jamais si bien jugés, défendus ou punis, que par ceux qui nous commandent. Le SIRPA, qui fera désormais le tampon entre les média et les armées, est dans l’œuf.

       La solidarité s’organise autour de la famille du capi­taine Paul. L’association des anciens élèves de l’École de l’air la prendra à sa charge jusqu’à ce qu’il trouve un travail dans le civil. Dans toute la tourmente médiatique bien de chez nous, c’est hélas d’au-delà de nos frontières que nous vient un peu de réconfort.

        Dans la presse anglo-saxonne, restée très réservée et objective, un chroniqueur du Sunday Mirror est même allé jusqu’à considérer que « Le chef de la patrouille méritait d’être décoré pour son réel courage et son sens des valeurs, lui qui avait décidé que six vies humaines avaient plus d’importance que six avions à réaction ». Et pourtant l’histoire nous a tou­jours appris que la perfide Albion n’a jamais fait de cadeaux aux compatriotes de Jeanne d’Arc !

        Et un pilote espagnol, le général Serrano, avait écrit au capitaine Paul une lettre admirable de lucidité et pleine de chaleur humaine, dans laquelle, relatant notre aventure en professionnel, exactement comme s’il l’avait vécue au sein de notre patrouille, il prenait adroitement sa défense en soulignant les aléas du métier de pilote de chasse. Cette lettre ouverte avait paru dans un grand journal espagnol et avait été reprise par un hebdomadaire français.

        Ainsi fut vécu le plus grand fait aérien médiatique de nos ailes. Que d’énergie perdue et de mal fait autour d’un événement certes autant spectaculaire que regrettable, mais somme toute banal ! Avec le recul et la sagesse que de nombreuses années de métier m’ont donnés face aux événements, je me suis souvent interrogé : ce qui, selon moi (et cela n’engage que moi), aurait pu n’être jugé et sanc­tionné professionnellement que comme un excès de confiance devant une situation contrariante ou une obstination erronée à poursuivre la mission, justi­fiait-il que l’on sacrifiât une tête sur l’autel de l’hon­neur et que l’on portât un coup aussi dur ?

        La profession de pilote de chasse est une école de modestie et d’humilité. Qui, à plus forte raison s’il n’est pas du métier, peut dire comment il aurait réagi dans cette galère ? Qui peut affirmer qu’il ne s’est jamais perdu ? Qui n’a pas été confronté au moins une fois à une situation pas possible, si toutefois il a eu la chance de pouvoir le raconter par la suite ? Avec 4 500 heures de vol sur de nombreux types d’avions, pas moi en tout cas. La chance existe. Elle fait partie de notre paquetage. II n’est pas toujours facile de la mettre de son côté. Placée en fin de mon cycle de formation, cette aventure m’a apporté de précieux enseignements qui m’ont servi tout au long de ma vie de pilote de chasse. Elle aura aussi permis, comme toute aventure malheureuse, de tirer des enseigne­ments utiles à tous les pilotes. À toute chose, mal­heur est bon.

      Au terme d’une carrière aéronautique bien rem­plie, je conserve toujours la même admiration et une confiance intacte pour ce chef de patrouille com­mandant d’escadrille que je regarde toujours respec­tueusement avec mes yeux de jeune lieutenant pilote en escadrille. Il est de ceux qui m’ont appris mon métier et la solidarité. Je sais qu’il garde toujours le stigmate de la blessure sur le côté et le goût amer de l’éponge vinaigrée. Mais on ne refait pas le monde.

          Pendant très longtemps, au sortir de Cazaux, si l’on m’avait demandé quel était l’instrument le plus important dans un avion, j’aurais répondu : LE JAUGEUR !

NDLR ; je vous invite à prendre connaissance de l’article qui analyse et traite des causes de l’accident ainsi que des suites qui ont été données. 

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