Nous sommes à Bremgarten. Un échange est programmé avec un escadron de F-100 de l’armée de l’air turque basé à Eyrhac, près de la ville de Malatya, sur le plateau d’Anatolie. Les intrigues et les manœuvres se font jour à l’escadron 1/11 ROUSSILLON pour savoir qui va pouvoir, ou ne pas vouloir, passer trois semaines en Turquie profonde.
La liste des pilotes et des mécanos est établie et je fais partie des heureux élus. C’est la fête..
Un Dakota et un Noratlas assurent le transport du matériel et du personnel vers Eyrhac. Le Nord accompagne les F-100. Il transporte une équipe de mécanos, le matériel de remise en œuvre, et les pilotes de F-100 qui vont se relayer sur les trois étapes. Le Dak transporte des pièces de rechange et le personnel qui n’avait pas pu être pris dans le Nord.
Principe de précaution avant l’heure ou superstition, comme l’aventure espagnole est toujours dans les mémoires, je ferai les voyages aller et retour dans les avions de transport : le Dak français à l’aller, le transport turc au retour.
En arrivant à Eyrhac les turcs, qui partent vers Bremgarten avec nos avions de transport, nous regardent débarquer en souriant. Ils se demandent comment ils vont bien pouvoir loger tout ce qu’ils ont prévu d’emporter pour leur voyage. Leur commandant de base nous indique que, pour le retour, ils fourniront un C 130.
Passons sur les décollages lourds en F-100, les quatre réservoirs pendulaires pleins à ras bord, pour des vols à basse altitude qui nous ont amenés à la frontière Syrienne et le long du rideau de fer, et sur le survol de terres bien différentes de celles que nous connaissions.
C’est la vie quotidienne, un peu exotique, qui m’a laissé le plus de souvenirs de cette aventure.
Nous logeons dans le meilleur hôtel de la ville. Le confort est spartiate. Par faveur spéciale nous ne sommes que trois dans une chambre de quatre lits, sans espace de rangement. Le lavabo et la douche occupent un petit recoin ouvert à tout vent. Un simple basculeur envoie l’eau, soit dans les robinets du lavabo, soit dans le tuyau de la douche dont le pommeau se trouve juste un peu plus haut. Avant d’ouvrir un robinet, il vaut mieux vérifier la position du basculeur. Les jeunes gens sont volontiers farceurs.
Le matin, le cuistot se met en quatre pour nous offrir les douceurs orientales qui font les délices de nos palais au petit déjeuner. Merveilleuse confiture aux pétales de roses, qui accompagne les pistaches et les oranges gorgées de jus que nous descendons acheter dans la rue, à deux pas de là. Les autres repas sont beaucoup plus rudimentaires.
Un soir où nous nous promenons en ville :
– tu sens ce que je sens ? Comme une odeur de frites qui sort d’un soupirail.
Ni une, ni deux, l’odeur nous guide vers un escalier et nous débouchons dans un boui-boui qui sert des frites bien de chez nous. Le patron nous accueille et nous présente le cuistot. C’est un mécano français de l’escadron qui, pour améliorer l’ordinaire de ses camarades, fait bénévolement des heures sup, sans compter le bonheur et la fortune de son deuxième employeur. L’huile n’est pas très raffinée et le panier de la friteuse est une œuvre d’art faite par les armuriers, en « fil à freiner ». Les frites, délicieuses, nous rappellent la mère patrie.
Une visite d’Istanbul est prévue pendant un week-end. Les turcs nous demandent de ne prendre qu’une valise pour deux. L’altitude de la piste est à près de 3000 pieds et, en limitant la masse, nous pourrons prendre un passager supplémentaire dans leur Dakota.
Avec un coéquipier nous faisons donc valise commune. Quand nous montons dans l’avion, nous découvrons que des parachutes sont prévus pour les passagers, au cas où… L’ennui, c’est que là aussi il n’y a qu’un parachute pour deux. Pour répartir les responsabilités et comme je connais bien le maniement de ces engins, je me propose pour prendre soin du parachute. Au coéquipier de prendre soin de la valise. Il a apprécié la plaisanterie, mais sans plus…
Un soir nous apprenons que des camions vont bientôt quitter Malatya pour ravitailler les souks d’Istanbul en tapis anciens. Ces tapis avaient été collectés dans les villages d’Anatolie et rassemblés dans un quartier de la ville avant leur départ. Une aubaine.
Le lendemain, guidés par un turc de l’hôtel, nous atteignons le quartier des marchands. Il fait nuit. Au milieu de la rue, des centaines de tapis sont étalés et les affaires vont bon train. Nous ne sommes que cinq ou six européens et notre présence intrigue. Notre guide répond aux questions, nous discutons un peu en anglais, buvons du thé et, après quelques minutes, nous faisons partie du paysage. Les affaires semblent florissantes pour les marchands. Avec Jean-Louis, nous commençons à choisir quelques tapis et à marchander. Les turcs semblent très intéressés par nos méthodes de négociation. Elles les font rire et chacun donne un avis sur nos choix et sur les prix proposés. Nous n’y connaissons rien et nous ne savons pas trop quoi décider. Au bout d’un moment, nous remarquons un homme qui nous fait des signes et qui insiste pour nous montrer quelque chose. Nous l’approchons et, très discrètement, il ouvre sa veste et nous montre une image pieuse. Il nous explique qu’il est catholique, Arménien, que les turcs sont tous des voleurs, et il se propose pour nous aider. Nous ferons un tas avec les tapis qui nous plaisent et il nous signalera discrètement ceux qui ont de la valeur, ou pas. Avec son aide nous en sélectionnons chacun trois ou quatre, puis nous reprenons les marchandages.
Autour de nous l’ambiance est bon enfant. Les commentaires et les rires sont nombreux, les tasses de thé circulent et la soirée se prolonge. Un peu plus tard, Jean-Louis, le plus ancien, met fin aux négociations en disant :
– il faut penser à rentrer. Le haut-parleur du muezzin va nous réveiller dans moins de six heures et la journée sera longue. On pourrait peut-être gagner quelques pièces de monnaie, mais nos tapis de prière anciens sont au prix d’une carpette en nylon peigné aux économats de Fribourg. On ne prend pas un gros risque.
Banco. Nos tapis sous le bras nous rejoignons l’hôtel.
Plus tard, à Nancy, j’ai fait nettoyer et examiner ces tapis dans un magasin. Le gérant m’en a proposé vingt fois leur prix d’achat. Ils sont toujours chez nous et ils ont encore vieilli.
Puis c’est l’heure du retour vers l’Allemagne. Le matériel est arrimé sur palettes, prêt à être chargé dans le C 130.
Quelques heures avant l’arrivée prévue de l’avion, un message nous informe qu’il n’est pas disponible et que nous ferons le retour, avec escale, dans un DC 4. Le trajet prévoit une étape à Istanbul pour compléter les pleins, et un décollage de nuit pour un vol de plus de dix heures, jusqu’à Bremgarten.
Bernard, l’officier mécano, et ses troupes, discutent avec l’équipage du DC 4 qui vient d’arriver. Les turcs proposent de reconfigurer l’avion en fonction du nombre de passagers, de défaire les palettes et de charger le matériel pendant que nous allons dîner.
Quand nous revenons du mess le matériel est chargé… à l’arrière du fuselage. La roue avant de l’avion est en l’air et la béquille, sous l’empennage, est plantée dans le tarmac !!!
Nos vieilles connaissances de mécanique du vol reprennent du service et nous demandons s’il ne serait pas plus judicieux de mettre le matériel à l’avant et les sièges à l’arrière.
« Pas possible. Et d’abord pourquoi ? Les portes de chargement sont à l’arrière non ? »
La béquille ? Le centrage arrière ? Pas de problème, on connaît. Quand l’équipage et la quinzaine de passagers prévue seront installés, l’avion retrouvera une assiette normale.
Quand nous sommes tous assis, le mécano-nav descend chercher la béquille et remonte sans elle. Il n’a pas pu la retirer. Nous discutons avec le nav : Problème connu. Quand les moteurs seront en route, on pourra enlever la béquille.
Mise en route des quatre moteurs, nouveau départ du mécano vers l’arrière. Il remonte le fuselage avec un sourire victorieux, en tenant la béquille à la main. Bernard moi nous nous posons des questions. Nous savons que les réservoirs ne sont pas pleins et que la piste est longue. Qu’en sera-t-il à Istanbul ?
Il fera nuit, la température aura un peu baissé et nous serons au niveau de la mer, mais quand même. Les réservoirs seront pleins de carburant pour nous emporter jusqu’en Allemagne.
Nous en sommes là dans nos réflexions quand le nav vient nous voir. Le pilote a du mal à diriger l’avion. Il souhaiterait que deux ou trois passagers viennent dans le cockpit pour faire augmenter l’adhérence de la roue avant. Avec Bernard nous nous regardons. Jusqu’où peut-on aller trop loin ?
Nous sommes jeunes et peut-être un peu trop confiants. Nous demandons à cinq ou six mécanos de chez nous s’ils veulent assister au décollage depuis le poste de pilotage. Avisés ou pas, les volontaires sont nombreux. Nous choisissons les plus lourds en promettant aux autres qu’ils auront leur place devant, à Istanbul.
Et voilà comment, appuyé, vautré sur le dossier du siège du commandant de bord, je n’ai pas perdu une miette de deux décollages, mémorables pour moi, en DC4.
Arrivés à Bremgarten nous avons raconté tout ça à nos camarades, en croyant avoir vécu une expérience hors du commun. Ils nous ont dit alors dans quelles conditions et avec quel matériel embarqué à bord de leurs F-100, les turcs avaient quitté la base.
Puis nous avons assisté au chargement du DC4. Je ne connais pas la masse à laquelle cet avion a décollé de notre piste longue de 2400 mètres. Mais en voyant la quantité de matériel embarqué, et le sérieux avec lequel l’équipage turc a préparé ce vol de retour, nous avons compris que notre aventure n’avait été pour eux qu’un vol de routine.
C’était du rustique et bien dangereux à l’époque. Mais l’armée de l’air turque a quand prit plus au sérieux les procédures de vol de nos jours.