C’est avec beaucoup de détails que le capitaine (à l’époque) FERON nous raconte les tous débuts de l’opération TACAUD pour les Jaguar de la 11 ème Escadre de Chasse. Il décrit notamment la mise en place des Jaguar de Dakar à N’Djamena, et la première intervention armée réelle dans la palmeraie de Djédaa.
Mission TACAUD 1978
Printemps 1978, aéroport international de Dakar-Yoff, 04h12 UTC (temps universel coordonné)
– Dakar Tour, Vasco India, trois Jaguar prêts à l’alignement pour un décollage individuel à 30 secondes.
– Vasco India, Dakar autorisés à pénétrer et à décoller piste 36, vent au sol 350 degrés 10 nœuds, rafales à 15, après décollage contactez Dakar départ sur 117.12.
– Vasco India reçu, on s’aligne.
La check-list avant alignement effectuée, tous les paramètres étant corrects, j’avance doucement les deux manettes des gaz ; obéissant fidèlement aux mouvements de mes pieds sur les palonniers, les douze tonnes de mon Jaguar pénètrent lentement sur la longue piste dont le puissant balisage illumine la nuit. Derrière moi, le capitaine Frédéric Jourdain et le lieutenant Pierre Laugier pénètrent à leur tour sur la piste.
J’ai passé le viseur en fonction air-sol, et je positionne l’avion de telle sorte que le long réticule lumineux projeté sur la vitre du collimateur se superpose le plus précisément possible sur la ligne de feux encastrés qui matérialisent l’axe de piste. Sur la console entre mes jambes je re-vérifie le cap de la piste affiché au dixième de degrés prés, une pression sur l’interrupteur voisin et la centrale gyroscopique est recalée, désormais c’est elle qui prend le relais sur le compas gyromagnétique et élabore un cap très précis pour le calculateur de navigation Doppler. Cette opération effectuée, je libère l’axe de piste pour que mes équipiers puissent eux aussi faire leur recalage, et je me positionne au centre de la demi-largeur gauche de la piste.
Check-list avant décollage effectuée, je réduis au maximum l’éclairage des instruments à l’intérieur du cockpit afin de bien voir à l’extérieur, pour un pilote de chasse c’est le plus souvent dehors que ça se passe !
– India 2 prêt.
– India 3 prêt.
Légèrement en retrait le numéro deux s’est centré sur la demi-largeur droite, plus en arrière le numéro trois est resté au milieu de la piste après son recalage de cap. Ils sont prêts eux aussi, de jour ils auraient fait signe en levant le pouce ; dans la nuit je ne vois que la silhouette féline de leur avion baigné dans la lueur de leurs feux qui clignotent dans l’obscurité, et les halos de leurs phares soulignés par la forte humidité de l’air tropical.
Un coup d’œil au chrono : 4 heures 14 minutes 45 secondes, le Boeing C135F de ravitaillement en vol a décollé à 4 heures pile, et nous devons décoller quinze minutes après lui. Sanglé sur mon siège éjectable, face à ce long ruban lumineux, porte vers l’aventure, je ne peux savourer ces quelques secondes qui pourraient être magiques, car je me fais mentalement un rapide rappel des actes réflexes à faire en cas de problème et je me remémore les trois paramètres clés calculés tout à l’heure. En effet avant chaque vol, en fonction des conditions de température et de pression, du poids de l’avion avec ses charges extérieures et de la longueur de la piste, on calcule grâce à des abaques : l’accélération, la vitesse critique (avant il reste assez de piste pour s’arrêter en cas de panne d’un moteur, après il n’est plus possible de s’arrêter avant la fin de la piste mais l’avion a pris assez de vitesse pour poursuivre le décollage sur un seul moteur) et la vitesse de décollage.
De ma main gauche gantée j’avance successivement les deux manettes jusqu’à la première butée tout en surveillant les paramètres, les moteurs sont maintenant en plein gaz sec, c’est à dire sans postcombustion (PC). A l’avant de chaque manette se trouve une palette de sécurité qui efface la butée destinée à bien matérialiser le début du secteur PC, pressant la palette droite j’avance encore un peu la manette en vérifiant l’ouverture correcte de la tuyère, la PC droite s’allume, et son dard de feu bleuté aux anneaux orangés éclaire les avions de mes équipiers. J’enclenche de la même manière la PC gauche.
– Vasco India, décollage top !
Je lance le chrono, lâche les freins et pousse les deux manettes en butée. En pleine PC, les deux réacteurs Adour délivrent toute leur puissance et le Jaguar s’élance. Le badin (indicateur de vitesse) monte rapidement, en 19 secondes il atteint 140 nœuds (260 km/h) : OK l’accélération est nominale; 151 nœuds vitesse critique; 170 nœuds vitesse de décollage, une légère pression sur le manche et je quitte le sol, dessous les lumières de la piste disparaissent et par contraste je pénètre dans l’obscurité totale, perdant toute référence visuelle extérieure. Devant moi les instruments me donnent toutes les informations utiles pour le vol sans visibilité (VSV), leur éclairage est faible pour que tout à l’heure mes yeux se réhabituent très vite à l’obscurité quand il s’agira de rassembler la patrouille.
Je rentre le train d’atterrissage puis les hypersustentateurs (becs de bord d’attaque des ailes et volets qui augmentent la portance aux basses vitesses) et à 250 nœuds je coupe les PC bien utiles avec leurs 40% de poussée supplémentaire, mais beaucoup trop gourmandes. Je laisse l’avion accélérer en plein gaz sec jusqu’à 390 nœuds, qui dans la configuration du jour est la vitesse optimum de montée offrant le meilleur compromis entre pente et distance parcourue.
– India 2 airborne (décollage terminé, mot à mot : porté par l’air).
– India 3 airborne.
Mes équipiers qui ont décollé à 30 secondes d’intervalle m’annoncent qu’ils sont en l’air. Une fois la phase critique du décollage terminée, en montée à 3 nautiques (5,5 km) les uns des autres, ce n’est pas sûr qu’ils voient l’avion de devant, car il y a quelques nuages éparts et une petite couche nuageuse à traverser. Le Jaguar n’ayant pas de radar, nous avons prévu au briefing de faire une montée snake (serpent) qui permet de rester ensemble sans se voir.
Le principe de cette procédure qui peut se pratiquer jusqu’à quatre avions est simple : les avions volent à la même vitesse, comme ils sont dans la même configuration ils ont donc le même taux de montée, le leader donne un top à chaque fois qu’il vire en indiquant ses caps et les équipiers font exactement la même chose avec des décalages de 30 secondes, 1 minute et 1 minute 30, ainsi le corps et la queue du serpent suivent le même chemin que la tête. Par sécurité le leader et le n°3 annoncent régulièrement leur altitude afin que les n°2 et 4 veillent à avoir un étagement suffisant. Lorsqu’ils arrivent en ciel clair au-dessus des nuages, les quatre avions doivent être en file indienne et se voir, ils peuvent alors se rassembler par des manœuvres à vue pour se mettre dans la formation prévue.
Aujourd’hui, la première phase de cet exercice pratiqué à trois est sans difficulté, et vers 5000 pieds (1500 mètres) nous émergeons au-dessus des dernières formations nuageuses.
– India 2 ciel clair, visuel sur le leader, midi et demi.
– India 3 ciel clair, visuel sur les deux avions, leader midi, 2 onze heures et demi.
En aviation, on situe ce qu’on voit en se plaçant par la pensée au centre d’une horloge imaginaire, c’est le code horaire, étant à midi et demi du n°2, je suis presque devant lui, légèrement à droite.
De jour pour rassembler la patrouille il me suffirait de faire un large virage de 90° d’un coté ou de l’autre suivi d’un virage dans l’autre sens pour revenir au cap de navigation, c’est ce qu’on appelle une baïonnette, à l’issue les avions se retrouvent de front et les équipiers convergent ensuite vers le leader pour prendre la formation prévue. Cette manœuvre très facile de jour est très délicate voire dangereuse de nuit car on ne voit pas l’avion proprement dit, on ne voit que ses feux et la perception des distances, des trajectoires, des angles de présentation et des vitesses de rapprochement est difficile. Nous procédons donc autrement : nous poursuivons notre montée en snake jusqu’à notre niveau de croisière à 30 000 pieds (9 000 mètres), le Tacan air-air nous indique la distance entre les avions ce qui permet de réagir si elle augmente ou diminue dangereusement. Une fois stabilisé au niveau, je réduis les gaz pour donner une marge à mes équipiers qui rassemblent chacun leur tour. Ils stabilisent leur montée à des altitudes 500 et 1000 pieds en dessous de la mienne, le n°2 s’écarte un peu à droite en prenant 20 nœuds de plus que moi au début, à un nautique il réduit à plus 10 nœuds, à 0,5 nautique à plus 5 nœuds, à 0,2 nautique il se laisse monter doucement pour venir dans la formation prévue à 50 mètres de moi dans mes cinq heures et demi. Le n°3 procède de même et vient se placer symétriquement à 7 heures et demi. Lorsqu’ils sont en place je réduis l’intensité lumineuse de mes feux et les passe de clignotant à fixe pour ne pas les éblouir ni les gêner.
Le rassemblement de nuit exige une extrême précision des pilotes dans la tenue des éléments de vol : vitesse cap et altitude. Les miens servent de référence, quant à l’équipier, s’il arrive trop vite ou avec trop d’angle il s’en apercevra trop tard et le freinage des aérofreins sera insuffisant, il devra faire en catastrophe une manœuvre brutale pour éviter la collision en vol.
04 h 30 UTC
La patrouille est rassemblée, nous faisons nos checks cabine : les moteurs tournent comme des horloges, la séquence de transfert du carburant entre les différents réservoirs est nominale, la pression cabine, l’oxygène … “tout baigne”.
Nous faisons route au 090°, les nautiques défilent sur le calculateur de navigation et nous rattrapons progressivement le ravitailleur parti quinze minutes avant nous.
En s’éloignant de la côte vers l’Est les dernières formations nuageuses ont disparu sous nos ailes et nous survolons le continent africain sans voile. Contrairement à l’Europe où il y a toujours des villes et villages éclairés même en fin de nuit, ici seuls quelques rares feux de camp à peine visibles à neuf kilomètres d’altitude, percent l’obscurité. Quelques années plus tôt j’avais eu l’occasion de dormir à la belle étoile dans le désert Djiboutien et j’avais été émerveillé par la beauté du ciel africain. Aujourd’hui à 30 000 pieds dans ma bulle de verre, la voûte céleste de cette nuit sans lune, traversée par la Voie lactée m’apparaît plus somptueuse encore. Tandis qu’une bande plus claire commence à se dessiner à l’horizon devant moi, je profite des quelques minutes de calme relatif pour jouir intensément du spectacle et me remémorant les cours d’astronomie de l’Ecole de l’Air, j’identifie quelques constellations : le W de Cassiopée qui vient de se lever au-dessus de l’horizon à ma gauche, devant un peu plus haut Pégase, plus haut encore à droite Capricorne, que l’on ne peut jamais admirer aussi haut dans le ciel sous nos latitudes.
04 h 45 UTC
Cela fait maintenant trente minutes que nous avons décollé de Dakar, au-dessus et derrière nous, la voûte céleste est encore très sombre mais devant à l’Est le ciel s’éclaircit de plus en plus et se pare d’une magnifique couleur orangée au-dessus de l’horizon. Nous sommes toujours en contact radio avec le contrôle de Dakar, même si faute de radar il ne peut nous apporter grande aide. Pour des raisons de discrétion, je n’ai pas encore établi le contact radio avec le ravitailleur, mais régulièrement je bascule l’indicateur de distance de mon système de navigation sur la fonction Tacan air-air. Mes équipiers étant maintenant bien en vue à côté de moi, j’ai passé cet équipement sur le canal convenu avec le Boeing et je lis la distance qui nous sépare : 50 nautiques. Au moment où nous avons décollé il avait parcouru 100 nautiques, nous le rattrapons lentement mais sûrement, ce que me confirme le tambour des dixièmes de nautique à droite de l’indicateur qui tourne doucement dans le bon sens.
Il y a peu de moyens de radio navigation en Afrique, les rares qui existent balisent des voies aériennes que nous ne suivons pas. En cette époque pré-GPS nous utilisons le calculateur Doppler relativement précis mais qui tombe de temps en temps en panne, aussi je compare mes informations avec celles de mes équipiers. Comme convenu au briefing, nous suivons le même tracé que le ravitailleur, lorsque nous serons à 25 nautiques il commencera à faire plus clair et nous pourrons le voir. Comme toujours dans ces cas-là il y a un pot en jeu le soir au profit de celui de nous trois qui annoncera le premier le “visuel”.
Sans l’aide extérieure d’un centre de contrôle radar, il est arrivé que des pilotes lâchés par leur calculateur de navigation ou volant dans une zone de visibilité réduite, ne le trouvent pas. Dans ce cas là nous disposons heureusement d’un goniomètre à bord du ravitailleur, capable de fournir des relèvements qui permettent de le rejoindre.
04 h 58 UTC
Le soleil n’est pas levé mais devant nous le ciel s’éclaircit progressivement. Le Tacan air-air indique 30 nautiques, le Boeing est à 30 000 pieds, aussi nous descendons de 1000 pieds pour être bien sûr qu’il se silhouette sur fond de ciel plutôt que sur fond de sol très sombre, normalement nous devrions bientôt le voir…
– India 2 contact visuel, onze heures et demi, deux doigts au-dessus de l’horizon.
– Leader reçu …. OK visuel aussi. Bravo t’as gagné ! On le contacte, on passe Calcium 31 poste vert.
Les fréquences opérationnelles ne sont pas données en clair à la radio, on utilise donc un système de codage, je consulte mes fiches et affiche la fréquence puis j’enfonce le poussoir d’émission du poste vert, ce qui libère le poussoir du poste rouge utilisé pour les communications inter patrouille.
05 h 02 UTC
Dans la cabine de pilotage du Boeing C135F l’ambiance est sereine, cet avion dérivé de l’avion de ligne Boeing 707 a été acheté quinze ans plus tôt aux Etats-Unis en douze exemplaires par l’Armée de l’air française pour ravitailler en vol ses Mirage IV porteurs de la bombe atomique. Les Mirage IV des Forces aériennes stratégiques constituent la première composante de la force de dissuasion mise en service par la France en 1964, avant les missiles sol-sol balistiques stratégiques du plateau d’Albion et les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
Mais pour l’heure il ne s’agit pas de dissuasion nucléaire, il s’agit de ravitailler en kérosène trois Jaguar de la Force aérienne tactique (FATAC) en route vers N’Djamena. Récemment rebaptisée, N’Djamena capitale du Tchad est l’ancienne Fort-Lamy d’où partirent plus de 37 ans plus tôt la colonne Leclerc et le Groupe de Bombardement Lorraine pour remporter la première victoire des Forces françaises libres à Koufra.
Confortablement installés dans leur siège, le commandant Jean-Louis Guérin et le capitaine Georges Duverlier son copilote font face à un tableau de bord couvert d’instruments et de cadrans, caractéristique des gros porteurs de cette époque, que les grands écrans électroniques multifonctions ont remplacé sur les avions modernes. Au-dessus de leur tête, d’autres panneaux et instruments limitent leur champ de vision et les empêchent de profiter aussi pleinement que nous de la féerie de cette fin de nuit africaine. Le vol est nominal, le pilote automatique suit fidèlement les ordres qu’ils ont entrés sur la large console centrale où se trouvent aussi les manettes des quatre réacteurs J57. Profitant de ces derniers moments avant notre arrivée ils boivent le café que leur a préparé le sergent-chef Antonio Rossi le boom-operator.
Depuis leur départ de Dakar, à l’écoute de nos fréquences ils suivent notre progression et voient comme nous la distance diminuer sur le Tacan air-air. Sur l’un des postes radio la fréquence convenue avec nous est affichée, compte tenu de la distance ils savent que nous allons les appeler d’un instant à l’autre.
Derrière eux, l’adjudant Marc Laugier le radionavigateur est assis à sa table à cartes, entouré lui aussi de consoles électroniques et d’instruments de contrôles dont ceux dédiés à la gestion des quatre-vingt-cinq tonnes de carburant transporté. En fonction des paramètres atmosphériques mesurés et du vent réel en altitude, il actualise la situation météo qu’il a prise avant le départ, cela lui permet entre autres de calculer assez précisément l’heure estimée de l’arrivée à N’Djamena. Son calcul terminé, il transmet son compte rendu codé au centre de commandement des Forces aériennes stratégiques situé cent cinquante mètres sous terre à Taverny au nord de Paris. Les transmissions par satellite ne sont pas encore utilisées à bord des avions, aussi se sert-il de la HF-BLU dont les ondes courtes peuvent atteindre l’autre côté du globe après avoir ricoché plusieurs fois sur la terre et les couches de la haute atmosphère ionisées par le rayonnement solaire.
– Marcotte 315 de Vasco India check
– Vasco India de Marcotte 315, 5 sur 5
– Marcotte 315 de Vasco India on est en contact visuel dans vos six heures et demie, 25 nautiques en rapprochement, même niveau.
– Vasco India de Marcotte 315, autorisé pour la rejointe, vitesse 300 nœuds.
05 h 19 UTC
Nous ne sommes plus qu’à deux nautiques, j’ai encore 50 nœuds de vitesse de rapprochement mais il fait quasiment jour, c’est donc sans difficulté que nous nous positionnons en échelon sur la droite du Boeing dans une formation lâche avec 200 mètres entre chaque avion.
– Vasco India, check pétrole.
– India 2, 2 tonnes 100
– India 3, 2 tonnes
– Leader 2 tonnes 100
La situation est bonne, nous pourrions faire le premier ravitaillement plus tard, mais nous faisons route vers l’Est, et le soleil va bientôt se lever en plein dans nos yeux, ce sera plus confortable de ravitailler avant. En outre, en cas de problème on n’a jamais trop de carburant pour se dérouter sur un terrain de secours.
05 h 24 UTC
A bord du C135, le sergent-chef Antonio Rossi a quitté ses camarades en cabine, et a rejoint la nacelle sous le fuselage à l’arrière de l’appareil, position qui n’est pas sans rappeler celle des mitrailleurs de queue des forteresses volantes de la deuxième guerre mondiale. Depuis dix ans qu’il fait ce job, Rossi pourrait être blasé, mais il éprouve toujours le même plaisir chaque fois qu’il s’allonge à son poste face à l’arrière sous le ventre du Boeing, et de fait le spectacle qui s’offre à ses yeux par la baie vitrée est à couper le souffle : neuf kilomètres en dessous cet immense continent couvert d’une brume diffuse que les premières couleurs de l’aube habillent de rose, et à sa gauche presque à les toucher les trois Jaguar volant en formation, rigoureusement à la même vitesse de telle sorte qu’ils semblent immobiles. Avec un peu de chauvinisme atavique il murmure “c’est presque aussi beau que la Corse”, en repensant aux missions d’entraînement qu’il a faites au-dessus de son île natale.
Mais trêve de rêverie, ces trois Jaguar ne vont pas tarder à avoir soif !
Il effectue donc la check-list avant ravitaillement et déverrouille le long tube d’acier qui quitte son amarrage sous la queue de l’avion. Avec le joystick qui contrôle les deux gouvernes en V situées au bout du tube il le positionne trente degrés sous la ligne de vol et cinq degrés à droite. Le tube télescopique en acier se prolonge par un tuyau souple en caoutchouc et se termine par un réceptacle conique de quatre-vingt centimètres de diamètre, c’est le flying-boom.
05 h 27 UTC
Le n°2 et moi avons la même quantité de carburant restant, le “pétrole” du n°3 était en revanche plus bas, je décide donc qu’il ravitaillera en premier. Cela fait maintenant trois minutes qu’il tète, il est temps de préparer mon avion : un check cabine, je sors un cran de becs de bord d’attaque et dix degrés de volets pour diminuer l’incidence pendant le ravitaillement (angle entre l’avion et l’écoulement de l’air), et bien sûr je sors la perche escamotable située sur le flan droit du fuselage devant l’entrée d’air. Le n°3 a terminé, il se déconnecte et va se placer de l’autre côté du ravitailleur. A mon tour.
– Vasco India leader prêt pour observation, contact humide pour un plein complet 2 tonnes 5.
– OK leader clair pour observation.
Réduisant doucement les gaz, je me laisse reculer et descendre et viens me placer derrière le réceptacle, le panier comme nous l’appelons. Je place l’interrupteur de commande du ravitaillement en position dépressurisation des réservoirs, puis j’avance et marque un temps d’arrêt à un mètre du panier, le boom est décalé à droite pour compenser le positionnement à droite de la perche, je dois donc être aligné dans l’axe du fuselage du Boeing sous lequel est peinte une longue ligne pour m’aider.
– India leader, observation.
– OK leader, clair contact humide pour un plein complet.
Au contact le réacteur droit sera perturbé par les turbulences de sillage du panier juste devant l’entrée d’air, il faut donc lui éviter au maximum les mouvements de manette et j’anticipe en le mettant en PC modulée qui assure la continuité entre le plein gaz sec et la PC mini, et je ne pilote plus qu’avec la manette gauche.
Le but du jeu consiste à placer le bout de la perche au milieu du panier, la zone utile ne fait guère plus de quarante centimètres de diamètre, car malgré sa forme conique le panier se met en travers si on le prend au bord. Il s’agit de l’exercice de pilotage le plus précis que je connaisse, parfois compliqué par les turbulences atmosphériques qui remuent de façon désordonnée le ravitailleur, le ravitaillé et le boom, dans ce cas là il faut “attraper” le panier au passage ! Aujourd’hui l’air est calme et ce sport m’est épargné. Lorsque le contact s’établit, je sens le déclic de verrouillage de la perche dans le fond du panier, je continue à avancer en me décalant à gauche de telle sorte que le tuyau fasse une boucle, cela donne un peu de marge pour maintenir la position au fur et à mesure que l’avion s’alourdit.
– India leader de Marcotte 315, transfert.
Petit soulagement, car bien que rarissime un incident est toujours possible, un truc aussi bête qu’une électrovalve qui refuse de s’ouvrir quelque part dans les circuits extrêmement complexes de mon avion ou du ravitailleur ! Mais avec un débit de cinq cents kilos par minute, le précieux liquide chemine dans les canalisations qui relient les six réservoirs logés dans le fuselage et les ailes, et le réservoir supplémentaire de mille deux cents litres accrochés sous mon avion, le “bidon”. La densité du kérosène étant d’environ 0,8 le bidon emporte une tonne de “pétrole”.
Le pilotage pendant cette phase demande une concentration extrême pour garder la bonne position, à ces vitesses les efforts aérodynamiques sont colossaux et à la moindre erreur on peut casser le panier ou la perche. Incident extrêmement grave car les débris vont directement dans le moteur droit, en outre il n’y a plus de ravitaillement possible même pour les autres avions de la patrouille. Depuis les C135F ont été équipés de nacelles de ravitaillement en bout d’ailes. Pas question donc de quitter des yeux l’ensemble tuyau panier perche plus d’une fraction de seconde, avec l’entraînement on peut contrôler les instruments et suivre la séquence de remplissage des réservoirs sur le tableau de gestion du carburant grâce à quelques coups d’œil éclairs dans la cabine. La tenue de place nécessite des petits mouvements de la manette des gaz de gauche, au fur et à mesure que l’avion s’alourdit, le point milieu de ces mouvements approche le plein gaz sec, j’enclenche alors la PC modulée, puis je rajoute un peu de puissance à droite avec une extrême douceur. Cinq minutes que j’y suis : les ailes et le bidon sont pleins, les réservoirs de fuselage sont aux trois quarts, comme toujours le débit a baissé en fin de transfert mais ça se termine.
– India leader de Marcotte 315, transfert terminé 2 tonnes 8.
En réduisant légèrement le moteur gauche, je me laisse reculer tout en en me remettant dans l’axe du boom, le tuyau de caoutchouc se tend puis par traction la déconnexion se fait. Je rejoins le n°3 à gauche du Boeing et pendant que le n°2 se met en place pour ravitailler à son tour, j’effectue les actions après ravitaillement : rentrée de la perche, re-pressurisation des réservoirs, rentrée des volets et des becs, mise à jour du détotalisateur de carburant…
05h51 UTC
Scrupuleusement à l’heure sur son plan de vol circumterrestre, le disque solaire émerge au-dessus de l’horizon. Nous avons plus d’une heure de vol avant le prochain ravitaillement, nous formons maintenant un dispositif conduit par le Boeing qui a pris le relais pour les contacts avec les organismes de contrôle au sol et qui se charge de la navigation que je continue néanmoins à suivre. Pour cette phase du voyage nous adoptons une formation très étalée le n°3 à gauche, le n°2 et moi à droite à près de mille mètres les uns des autres. Il n’y a pas encore de pilote automatique sur Jaguar, cela serait vraiment bien utile jusqu’au prochain ravitaillement ; ce n’est qu’en 1983 que les avions commenceront à être équipés. En attendant, je me contente du trim qui diminue les efforts au manche et équilibre l’avion sur ses trois axes, ce qui me permet de lâcher un peu les commandes. Dégrafant mon masque à oxygène quelques instants je mange une pomme, je n’ai pas pris à boire et je n’ai pas non plus bu mon thé habituel au petit déjeuner car contrairement à nos petits camarades dans le Boeing nous n’avons pas de toilettes, tout juste une poche en plastique, tellement pratique à utiliser dans un avion de chasse qu’on fait tout pour éviter d’avoir à s’en servir ! Sans être secret, ce convoyage doit rester discret, c’est pour ça que nous sommes partis si tôt de Dakar, nous limitons donc au minimum nos transmissions radio qui à cette altitude peuvent porter à des centaines de kilomètres même en puissance réduite, donc pas de bavardage comme dans Tanguy et Laverdure. Pour meubler la tranquillité mon esprit se met à vagabonder et je revis en pensée les événements de ces derniers mois qui m’ont conduit ici.
Depuis la guerre d’Algérie l’Armée de l’air n’avait pas tiré un coup de feu en dehors des champs de tir, pour l’entraînement et le maintien en conditions opérationnelles de ses pilotes. La menace était à l’Est, et tout était conçu en fonction de cette menace dont on sait aujourd’hui qu’elle était bien réelle.
Tout ? Pas tout à fait, la plupart des anciennes colonies avaient passé des accords de défense et de coopération que la France se devait d’être en mesure d’honorer, c’est pourquoi l’Armée de terre y avait gardé des forces significatives et divers points d’appui. La présence de l’Armée de l’air était plus modeste et reposait essentiellement sur l’aviation de transport qui y avait quelques bases que ses avions Noratlas puis Transall desservaient régulièrement. L’aviation de chasse n’avait que l’équivalent d’un demi-escadron à Djibouti.
Même avec plusieurs réservoirs supplémentaires, les avions de chasse ne peuvent guère franchir plus de deux mille kilomètres. Pour pouvoir répondre à un besoin d’intervention armée et amener des avions, il faut donc ravitailler en vol, ou faire des escales ce qui ralentit considérablement les opérations, mais surtout est tributaire d’autorisations que certains pays n’accordent pas aux avions armés. Le ravitaillement permet aussi d’intervenir directement à partir de terrains situés très loin du théâtre d’opérations.
Après des premiers essais effectués dès 1965, c’est ainsi qu’en 1967 quelques avions ont été équipés pour le ravitaillement en vol au sein de la 11ème Escadre de Chasse stationnée à Toul en Lorraine. Ce fut d’abord le F100 Super-Sabre sur lequel j’ai débuté ma carrière opérationnelle en 1971. A cette époque seule une quinzaine d’avions était équipé et une vingtaine de pilotes était entraînée à cet exercice délicat, pour pouvoir être utilisés dans le cadre de la Composante air de la force d’intervention (CAFI). Il aurait été techniquement possible d’équiper tous les F100 et d’entraîner tous les pilotes mais les C135 étaient réservés en priorité aux Mirage IV de la force de dissuasion et seule une part réduite de l’activité de ces avions pouvait être détournée au profit des forces conventionnelles (non-nucléaires), menace à l’Est oblige ! Le club très prisé des pilotes de chasse ravitailleur était donc un club très fermé dont la 11ème Escadre de Chasse n’était pas peu fière. J’ai eu le plaisir d’adhérer à ce club en 1974. Aujourd’hui tous les avions de chasse sont équipés et tous les pilotes sont entraînés relativement tôt dans leur cursus.
Les premiers Jaguar sont arrivés dans l’Armée de l’air en 1973 à la 7ème Escadre de Chasse de Saint-Dizier, deux ans plus tard ils ont commencé à remplacer les F100 de la 11ème Escadre. En juin 1977 le dernier F100 quitte Toul pour le musée de l’air, et les derniers pilotes de F100 dont je fais partie entament leur formation sur Jaguar. Cependant à Djibouti quelques appareils vont prolonger près d’un an la carrière de ce chasseur mythique que fut le F100, au sein de l’Escadron de chasse 4-11, avant d’y être remplacés par des Mirage 3C puis par des Mirage F1C.
Bien que presque tous les Jaguar soient équipés pour le ravitaillement en vol seule une petite équipe de pilotes a reçu l’entraînement nécessaire, comme aux débuts de la CAFI que l’on vient de rebaptiser FAI (force aérienne d’intervention).
Fin1977 la Mauritanie demande l’aide de la France pour contrer la menace du Polisario qui multiplie les raids au nord du pays. Des Jaguar sont déployés à Dakar d’où ils interviennent grâce au ravitaillement en vol. L’équipe de pilotes ravitailleurs doit rapidement être renforcée, les anciens du F100 plus quelques transfuges du Mirage IV sont les premiers sur la liste. Au printemps 1978, la situation se complique au Tchad où le Frolinat (Front de libération nationale) menace le pouvoir en place, l’Armée de terre française aide l’Armée tchadienne mais un appui de l’aviation de chasse est nécessaire, le Tchad la demande et l’obtient de la France. D’autres Jaguar sont donc envoyés, alors que les missions en Mauritanie au départ de Dakar continuent à titre préventif car l’action du Polisario a virtuellement cessé. Le club jadis fermé des pilotes de chasse ravitailleurs croît rapidement et accueille bientôt, ô sacrilège, des pilotes de la 7ème Escadre.
Alors que je me remémorais tous ces événements, les nautiques ont continué à dérouler sur mon calculateur de navigation et l’heure du prochain ravitaillement approche.
L’étape Dakar N’Djamena est plus courte que l’étape Istres Dakar qui elle nécessite deux ravitaillements complets, j’ai donc le choix : soit nous restons avec le Boeing et faisons un plein partiel un peu avant l’arrivée, soit nous anticipons le ravitaillement pour le terminer au moment où réservoirs pleins, N’Djamena devient accessible. J’opte pour la deuxième solution qui nous permet de quitter le Boeing et d’aller plus vite.
07 H 30 UTC
Le deuxième ravitaillement est terminé depuis quinze minutes, nous croisons à 35 000 pieds (10 500 mètres) et à la vitesse de Mach 0,86 en attendant que l’avion s’allège un peu de son carburant pour monter à 37 000 pieds et prendre Mach 0,9 (1000 km/h). La distance avec le C135 F que nous venons de quitter croît doucement sur mon Tacan air-air.
Je vérifie la séquence de transfert du carburant entre les différents réservoirs, qui après un plein complet doit se dérouler de la façon suivante : les moteurs commencent par consommer une partie du réservoir arrière de fuselage (440 kilos sur 915) pour des questions de centrage, ensuite ils consomment le carburant du bidon (ou des bidons quand il y en a plusieurs), puis celui des réservoirs d’aile avant de revenir sur les réservoirs de fuselage. Naturellement, tout cela se fait automatiquement, et pour contrôler la séquence il y a un tableau avec les jaugeurs, des voyants magnétiques et quelques interrupteurs pour intervenir manuellement en cas de problème. Or justement, bien que cela soit rare, un problème est justement en train d’apparaître : le réservoir arrière de fuselage a bien baissé jusqu’à la valeur nominale, mais au lieu de basculer sur le bidon, le transfert est passé directement sur les ailes. Toutes mes tentatives pour y remédier sont vaines, que se soit à l’aide du tableau de contrôle ou en remuant le plus énergiquement possible l’avion dans l’espoir de décoincer la valve récalcitrante !
Dans la circonstance, cet incident n’est pas bien grave, car il y a derrière moi une citerne volante qui va me redonner un peu de pétrole pour compenser les mille kilos de carburant qui refusent obstinément de quitter le réservoir accroché sous le ventre de mon avion. Je sais en effet que dans ce genre de convoyage, nos camarades à bord du Boeing prévoient toujours un peu de marge pour faire face aux imprévus, en plus des réserves réglementaires. La deuxième conséquence est que je vais devoir me poser avec un avion lourd mais c’est sans difficulté sur Jaguar.
07 H 35 UTC
– Marcotte 315 de Vasco India,
– Vasco India de Marcotte 315, 5 sur 5, un problème ?
– Et oui, problème de transfert du bidon pour le leader je vais avoir besoin d’un petit complément si je ne veux pas finir à la rame ! On a fait demi-tour et on est en rapprochement. On doit être dans vos midi, à 35 000 pour l’instant mais on va descendre vers 31 000 dans un premier temps.
– OK pas de problème on a un peu de rab en pétrole, ça ira. On avait vu la distance Tacan diminuer, on s’attendait à un truc dans ce genre.
Je mets la patrouille en descente, j’ouvre de dix degrés à gauche de façon à ne pas être en face à face pur et à pouvoir placer le virage de rassemblement. Voir le ravitailleur est un peu plus difficile du dessus que du dessous quand il se silhouette sur le ciel, cette fois c’est moi qui annonce “visuel” le premier alors que le Tacan indique quinze nautiques. A sept nautiques je commence le virage tandis que mes équipiers se mettent en échelon à gauche. Comme on me l’a appris à l’Ecole de l’air puis à l’Ecole de chasse je m’applique pour faire un beau “virage relatif” de telle sorte qu’en fin de virage, ayant perdu les mille pieds d’étagement positif, nous sommes rassemblés sur le Boeing dans la formation prévue.
La donne a changé, et je décide de rester avec le Boeing jusqu’à l’arrivée à N’Djamena, mais nous avons un peu de temps avant de compléter les pleins, même sans le pétrole du bidon.
08 H 00 UTC
Pour compenser la surconsommation due au demi-tour et au fait que mon avion vole plus lourd, je vais prendre un peu plus que les mille kilos inutilisables, et je fais faire aussi un petit complément de plein à mes équipiers.
– Marcotte 315 de Vasco India, on est prêt pour un ravitaillement partiel, leader une tonne deux, n°2 et 3 cinq cents kilos chacun.
– OK, le boom operator vient de rejoindre son poste.
Et voilà, c’est parti pour le troisième ravito d’un vol qui ne devait en compter que deux !
08 H 35 UTC
Nous survolons le lac Tchad parsemé de petits îlots de verdure et à la surface duquel des barques de pécheurs, à peine visibles de notre altitude, portent témoignage d’une activité humaine. Vestige d’une mer intérieure qui couvrait une partie du Tchad et du Niger actuels, ce lac se réduit au fil des ans, comme en témoigne le tracé qui s’étale sous mes yeux comparé à celui représenté sur ma carte topographique dressée il y a quelques dizaines d’années et qui porte en bas la mention Afrique Equatoriale Française. Bien que de taille plus petite que par le passé, ce lac alimenté par le fleuve Chari est encore immense. Entouré par une couronne de verdure fertile, il s’étend sur une vaste plaine dont les couleurs virent progressivement à l’ocre au fur et à mesure qu’on s’éloigne vers l’intérieur des terres. Emergeant de cette plaine quelques rochers en rompent l’uniformité, parmi eux, les fameux rochers aux éléphants dont la forme sculptée par l’érosion éolienne reproduit avec une ressemblance étonnante la silhouette de ces pachydermes qui peuplent cette région.
Le survol du lac Tchad signale la fin prochaine du voyage, je profite du survol d’un point caractéristique, la petite piste du terrain de Bol-Berrine pour recaler mon calculateur de navigation qui a très peu dérivé depuis le précédent recalage.
Encore quelques minutes et lorsque N’Djamena n’est plus qu’à 60 nautiques, nous quittons le Boeing et débutons notre descente en prenant de la vitesse. La météo est parfaite, devant nous le ciel est sans nuage et la visibilité est excellente. Cela n’est pas une surprise, l’approche de N’Djamena nous a communiqué son bulletin lorsque le ravitailleur a établi le contact initial signalant notre arrivée. Nous ne sommes pas à Roissy Charles de Gaulle, il y a peu de trafic et la procédure est très simple : tout droit vers le terrain, avec un virage peu avant d’arriver pour prendre l’axe de piste et pas de vitesse prescrite pour réguler les avions entre eux. Pendant notre descente nous admirons sur notre droite le Chari dont le cours souligné par une traînée de verdure nous mène à notre destination.
08 H 47 UTC
– N’Djamena tour de Vasco India, bonjour.
– Vasco India de N’Djamena je vous reçois 5 sur 5.
– N’Djamena de Vasco India, trois Jaguar en provenance de Dakar, on est à 10 nautiques dans le 340 du terrain, on aimerait se présenter pour un break.
– Vasco India de N’Djamena, accordé vous êtes seuls dans le circuit, piste en service 05, vent au sol 090 pour 15 nœuds température 37 degrés.
Compte tenu de mon problème de bidon, je décide de me poser en dernier, car en cas de nouvel incident je ne veux pas risquer de bloquer la piste pour mes camarades. En patrouille serrée et en échelon sur le n°2 qui a pris la tête, nous nous présentons à 1500 pieds, 350 nœuds à la verticale de l’entrée de piste. Le n°2 se met en virage serré à 60° d’inclinaison tout en sortant les aérofreins et réduisant les gaz, il redresse parallèlement à l’axe de piste en sens opposé au sens d’atterrissage et effectue ses actions vitales. La vitesse ayant chuté sous 240 nœuds il rentre les aérofreins, réajuste la puissance des moteurs, sort le train les becs et les volets, puis vérifie que tout est correct sur le tableau : trois lampes vertes pour le train, signalisation becs-volets OK. Il débute la descente et se remet en virage pour s’aligner sur l’axe de piste, le viseur en fonction approche lui donne une lecture directe de l’incidence et matérialise le point de toucher.
– Vasco India deux, dernier virage, train, volets.
Il presse le signal sonore qui confirme à la tour que le train est sorti.
– Vasco India deux de N’Djamena tour, clair atterrissage piste 05 dernier vent 080 pour 10 nœuds.
La piste s’approche, pilotant avec précision il évite de relâcher sa concentration alors que le vol est presque fini et effectue un atterrissage parfait.
Le n°3 qui a breaké quinze secondes derrière lui se pose à son tour. Quant à moi qui ait une tonne inerte de plus qu’eux à transporter, je breake à trente secondes pour leur laisser le temps de libérer la piste. En finale à la même incidence nominale de 12° la vitesse est plus élevée pour compenser le surpoids. Compte tenu de mon carburant restant et du bidon plein, la masse totale de l’avion est légèrement au-dessus de la masse à laquelle la procédure prévoit de sortir le parachute de queue. Après le toucher du train principal, manettes moteurs sur ralenti, roulette de nez au sol, je tire la poignée parachute et ressens immédiatement une forte décélération. Les freins du Jaguar sont très performants, aussi utilise-t-on assez peu le parachute, plus dans un souci de sécurité que de réelle nécessité, sauf sur piste très courte.
Piste dégagée, nous roulons sur le taxiway et rejoignons au parking les trois autres Jaguar qui nous ont précédés deux jours plus tôt.
Avion arrêté, je coupe les moteurs, ouvre la verrière et écoute le cliquetis des ailettes de compresseur des réacteurs tournant sur leur élan avant de bientôt s’immobiliser, alors que tout autour les mécaniciens des diverses spécialités commencent à s’affairer sur cet avion qui de cet instant n’est plus le mien mais le leur.
(à suivre)