À l’été 79, je fus à nouveau affecté au 2/11 « Vosges » que j’avais quitté en 1977. Je retrouvais un escadron profondément transformé par l’engagement des Jaguar au Tchad et en Mauritanie. Les personnels et les matériels étaient pris dans un mouvement « brownien », tant au plan géographique que de la définition des missions, de l’entraînement, des configurations, de l’encadrement, etc. Les escadrons de la 11e EC et de la 7e EC participaient à cet effort en Afrique et aussi en Europe car la guerre froide se poursuivait.
Notre mission principale, prioritaire, vitale, était la défense de la Patrie et notre outil essentiel, la dissuasion nucléaire. Aussi nos chefs mettaient-ils sur pied tous les moyens permettant de la rendre plus crédible. Or le Pacte de Varsovie avait équipé ses forces de formidables moyens de défense sol-air, rendant très périlleuse la pénétration des vecteurs nucléaires de 0 à 50 000 pieds et même au-delà. Les belligérants en Asie du Sud-Est avaient tiré les conclusions de ce long conflit où, à nouveau, avait émergé la nécessité vitale d’intervenir dans tout le spectre électromagnétique.
Notre escadron allait être équipé pour la FATAC, de moyens offensifs et d’autoprotection de Guerre Électronique. A notre charge de mettre en œuvre les matériels et d’imaginer les tactiques les plus appropriées Nous n’étions pas les seuls bien sûr : les FAS, dans le domaine de l’autoprotection, avaient parcouru un long chemin et l’excellent Siffre (père de la GE dans l’Armée de l’Air) fut d’un apport essentiel dans la réflexion associée. Car pour nous tous, au 2/11, dire que la Guerre Électronique était un domaine nouveau, c’était peu dire ! Faire face aux défis de son époque, c’est ce qui a toujours rendu passionnante la vie dans l’aviation militaire, en 1914, en 1979 et encore aujourd’hui.
Il fallait donc « ouvrir les yeux » des futurs commandants d’escadron Carrasco en 1978, puis moi-même en 1979, fûmes envoyés à Mather AFB – Sacramento – pour y suivre les cours de l’EWSOC (Electronic Warfare Staff Officer Course). Cet excellent cours nous apporta beaucoup et peut-être même un peu trop dans ce domaine de la GE. Inconnu de la plupart des officiers de l’air de l’époque, ce cours était en effet destiné aux officiers d’État-major, comme l’indique son nom. Or, nous étions commandants en second d’escadron. Nous nous trouvions donc dans une position difficile, face à une hiérarchie, certes bienveillante, mais dont quelquefois les décisions ne nous paraissaient pas les plus appropriées. Comme souvent, dans notre pays, les oppositions les plus dures se situaient entre Paris (l’État-major central) et la province !
Venons-en aux faits : nous devions mettre en œuvre des équipements offensifs, à l’exclusion du missile Martel confié à la 3° EC. Or nous avions appris à Mather que le GE offensive nécessitait de très importants moyens (génération électrique, antennes, personnels embarqués…). Pour faire court, le B 52 correspondait mieux que nos Jaguar ! Mon propos ne se veut pas critique : on apprend tout de ses erreurs. D’une part cette erreur n’eut pas de conséquence dramatique et, d’autre part, dès mars 1981, à l’issue du premier « Red Flag » (81-3), tout le monde avait compris qu’il ne fallait pas persévérer dans cette voie.
Deux équipements de GE offensive équipèrent le 2/11 : le BOZ et le CT51. Le BOZ était un lance-paillettes de grande capacité permettant la création de couloirs destinés à masquer notre activité : pénétration des raids offensifs principalement. Ces paillettes étaient donc adaptées à la longueur d’onde des radars de surveillance. Ces paillettes « immobiles » une fois larguées perdaient toute efficacité face à la génération des radars Doppler. Le BOZ, dans sa configuration physique : poids, traînée était bien « accordé » à l’avion porteur.
Ce n’était pas le cas du CT 51. J’ai volé sur Jaguar dans un grand nombre de configurations, certaines assez inconfortables, mais aucune n’était aussi pénalisante que le bidon de kérosène en ventral, deux CT 51 en interne et les moyens d’autoprotection aux points externes. Le CT51 pesait 600 kilos, ne s’allégeait pas en cours de mission (contrairement aux bidons carburant de la mission nucléaire), n’était pas largable, trainait monstrueusement et en atmosphère turbulente faisait vibrer l’avion au point de rendre illisibles les instruments de bord !
Nous avions découvert les joies de la pénétration IMC dans les fameux couloirs réservés à la basse altitude. Le Jaguar ne disposait pas de pilote automatique ; par mauvais temps, dans cette configuration le vol s’apparentait à un « rodéo » et souvent le pilote devait céder à sa monture, soit avancer la manette des gaz (déjà proche de la butée en palier), soit monter vers 10 000 pieds afin de retrouver un peu de calme et de sécurité. Une nuit, dans la R45 Nord, à proximité de Metz en IMC, j’ai ressenti un choc violent et j’ai été « aspergé » par une bouillie sanglante ; je venais de percuter un volatile en vol de nuit ce soir-là. La manette en avant, le manche en arrière, j’ai essuyé le heaume qui me protégeait. Tout semblait normal sauf l’odeur du volatile pulvérisé ; la verrière était intacte, l’oiseau s’était faufilé à travers le joint en caoutchouc ? C’était assez fréquent sur Jaguar (et dans les deux sens puisque lors d’un convoyage en Afrique, j’ai vu disparaître mes cartes que je tenais dans ma main gauche, à proximité dudit joint qui venait de céder). Les moteurs tournaient rond. Contact radio avec Toul, virage à droite en descente et j’étais en finale directe. L’atterrissage fut effectué sans problème. J’ai seulement dû faire changer mon blouson imprégné de cette bouillie répugnante.
Nous sommes partis à Nellis en mars 1981 où les CT 51 nous attendaient. Après une semaine de familiarisation en dehors du « Range », nous avons fait nos premières missions en franchissant «Student gap». Il fallait beaucoup bouger (Jink) pour éviter les menaces sol-air et air-air. Or, «bouger» demande de la puissance de propulsion et des ailes et le Jaguar n’avait pas l’avantage dans ces deux domaines. Cependant nos atouts résidaient dans notre petite taille, notre camouflage et notre capacité à «épouser le terrain»… et aussi dans le culot et l’aplomb de notre chef, le colonel Pissochet, lors des « mass-debriefs ». Mais le CT 51, c’était vraiment trop ! Les Américains l’ont vite appelé le «Super-IFF». C’était un régal pour les chasseurs et tous les systèmes sol-air qui n’avaient jamais eu un gibier aussi consentant… et on voyait monter les Smokey Sam et les chasseurs des escadrons Aggressors en noria !
« OK – Lessons learned » – et fin des programmes CT 51 + Calmar ou BOA.
En clair, le système était arrivé à sa limite.
Le deuxième volet de notre mission était l’autoprotection. Dans ce domaine, également, on a beaucoup appris et beaucoup progresse malgré l’absence de détecteur de menaces à disposition du pilote. Nos deux atouts étaient, d’une part le lance-paillettes Phimat très bien conçu simple mais souple d’emploi et adaptable aux menaces et aux différents équipements complémentaires (brouilleur) et, d’autre part, les deux brouilleurs Barax et Barracuda construits par deux industriels différents en saine compétition. Cette compétition a profité à l’utilisateur. Contrairement aux us et coutumes et surtout aux règlements, nous avions des contacts directs avec les ingénieurs chargés du développement de ces matériels (en fait, plus avec l’un qu’avec l’autre !). Nous avions le langage de l’emploi (menaces, armements, conditions de vol. programmation…) et eux, le langage de la technique.
Les échanges directs entre ces deux parties furent extraordinairement fructueux. D’autant plus qu’à Toul, nous avions à disposition, une batterie de Crotale sur la base, à Verdun, un régiment de Roland et à Chaumont un régiment de Hawk. Bref, le nec plus ultra de la défense sol-air. Quant aux chasseurs de toute nationalité, ils ne manquaient pas dans le Nord-Est. Les Américains étaient équipés de « PD aircraft » (Puise doppler) : nous ne l’étions pas.
Quand on pouvait mettre en échec ces systèmes d’armes, on pouvait assez bien extrapoler l’effet des armements et tactiques contre le bloc adverse. Je rajouterai que les Marins avaient d’excellents systèmes d’armes sur leurs bateaux, ce qui a permis une collaboration enrichissante, en particulier avec la flottille d’Étendard IV sous les ordres du commandant Oudot de Dainville” qui fut équipée du même matériel et abonnée au Germas CME de Toul. Cette collaboration était favorisée par l’estime que j’avais pour cet homme que je fréquentais depuis le Prytanée Militaire.
La mise au point du réglage fin de ces équipements et les tactiques associées nous ont permis un taux de réussite satisfaisant lors des exercices d’attaque de point défendu. Face aux intercepteurs, le Jaguar qui initialement n’avait absolument aucune chance de survie, pouvait espérer « passer » et même quelquefois espérer une victoire, ce qui était totalement désespérant pour les premiers Mirage 2000 !
Ainsi les équipements d’autoprotection ont donné une plus grande assurance à nos pilotes. De plus, la mise au point de ces matériels les avait amenés à étudier en détail les performances des systèmes adverses. Donc le niveau général de connaissance s’est élevé et la confiance dans nos moyens d’action également.
Cependant, nous étions conscients de notre absence de protection contre les systèmes de guidage infrarouge. Or, lors de nos échanges au sein de l’OTAN, nous voyions les équipements lance-leurres type ALE 40 de nos amis. Alors m’est venue l’idée d’adapter un système analogue sur nos Jaguar. Mais auparavant, il me faut décrire l’invention du lance-leurres (paillettes) pour bombe lisse.
Nos différentes études d’attaque de point fortement défendus avaient conduits à envoyer, en première frappe une patrouille (légère ou simple – soit deux ou quatre avions) en tir en palier-ressource, des bombes lisses (125 ou 250 kg). Le but était, en tirant à huit kilomètres, de ne pas trop exposer les premiers attaquants et de permettre à la patrouille suivante de survoler le point défendu à moins d’une minute en espérant bénéficier de l’effet de surprise et de frappe de la première attaque. La première patrouille disposait ; bien sûr, de Phimat/Barracuda ou Barax, mais il m’avait semblé intéressant que sur leur trajectoire les bombes larguent des paillettes, attirant ainsi les radars de poursuite adverses qui «oublient» ainsi de repérer la deuxième patrouille.
Les armuriers du 2/11 ont construit très rapidement un système à poudre et cordons retards, armé par le fil SL (Sécurité Largage) de la bombe. Il s’agissait d’un bouchon allumeur de grenade d’exercice. Ce système mettait à feu séquentiellement des cartouches de paillettes disposées dans une série de cylindres au sein de l’empennage de la bombe. C’était artisanal mais simple, sain et satisfaisant. Nous avons alors demandé au général Forget, commandant la FATAC-lère RA, de venir voir l’engin que nous avions peint en vert, pour faire plus «militaire». Nous avions la chance d’avoir des chefs qui s’engageaient et prenaient des risques : notre commandant d’escadre, le lieutenant-colonel Mennessier et notre commandant de base, le colonel Gauthier approuvèrent et permirent tout cela. Nous avons fait une démonstration au sol du système, non sans crainte d’un mauvais fonctionnement ou d’un gag quelconque. Le général Forget a approuvé : le système a été «consolidé» par le CEAM de Mont-de-Marsan et testé à Cazaux lors d’une série d’essais et de mesures. Il a donné satisfaction mais n’a pas été industrialisé par l’armée de l’air. Pourtant ce système simple pouvait rapporter gros pour un investissement très minime, car il s’agissait de construire un système «consommable» au même titre que la munition sur laquelle il était monté.
Ainsi, sur le même principe, naquit l’idée du Lance-Leurres de Queue (LLQ) du Jaguar. Mais l’affaire était un peu plus complexe que la précédente ; il fallait remplacer la mise à feu pyrotechnique du lance-paillettes par une mise à feu électrique des cartouches IR. Par chance le capitaine Pucelle de Mont-de-Marsan, venait d’être affecté au Germas avions de Toul. Nos mécaniciens ont alors conçu et réalisé avec les moyens du bord, ce lance-leurres. Nous l’avons testé ; la FATAC étant immédiatement convaincue du bien-fondé de ce projet, nous 1 avons présenté, le capitaine Pucelle et moi, à l’État-major à Paris. Je me souviendrai toujours du sac « PNN” ouvert sur la table, dévoilant le container parachute bricolé en lance-leurres, des yeux ébahis de nos collègues parisiens et de ceux encore plus surpris des représentants de la DGA. Il nous a fallu plusieurs réunions et sans doute quelques injonctions de la FATAC pour que notre projet soit adopté, profondément amélioré par le CEAM de Mont-de-Marsan et généralisé à la flotte de Jaguar puis de Mirage F1. Qui imaginerait aujourd’hui un chasseur sans lance-leurres IR ?
La meilleure période de ma vie professionnelle s’est déroulée au 2/11 ; par chance, j’y suis resté de 1970 à 1983, avec certes, une interruption de 1977 à 1979, mais je venais y voler comme abonné. Il régnait à Toul-Rosières un «air» particulier : on y restait longtemps, tout le personnel se connaissait bien et faisait équipe dans les bons et les mauvais moments.
Puissiez-vous, lecteurs, pilotes de combat, mécaniciens, continuer à jouir, aujourd’hui, du même environnement humain que dans le passé : foi dans la mission, la liberté d’entreprendre, la liberté de communiquer avec tout intervenant civil ou militaire, engagement responsable des chefs, de leurs subordonnés et confiance réciproque.
Alors, le métier devient passion…
Pierre AMARGER
Bonjour à tous
Merci pour ces souvenirs.
Faire son métier avec passion, je le souhaite à tous.
Merci à nos Chefs.
Pour ma part, cette passion ne m’a jamais quitté.
Une précision sur le LLQ, il est sorti du 2/11 en 1979, le sergent CHAZOT et le capitaine PUCELLE l’ont améliore.
Patrick ARANEGA, Brigand SNA 2/11 Pere du LLQ, de l’alarme Barracuda et du PNN, puit de navigation numérique.
La période décrite très fidèlement par le Général AMARGER a été très riche en découvertes de tous les types.
Il avait un savoir-faire particulier pour convaincre tout le monde avec ses idées. J’ai eu la chance de servir sous ses ordres à plusieurs reprises avec beaucoup de plaisir et en ai toujours retiré énormément d’expériences.
Merci pour cet excellent article et pour tout le reste aussi.
Roger RENARD.