Opération Chevesnes au dessus du Liban

OPÉRATION CHEVESNES

Cet article tiré de la plaquette des 20 ans du Jaguar, fait suite à celui de Jelensperger qui avait abordé cette mission sous l’aspect “longueur du temps de vol” ( Gloire au Jaguar) . Aujourd’hui Durand, chef de détachement et leader de la patrouille, nous la fait vivre de l’intérieur. Histoire de recaler un peu, le Jaguar n’était pas équipé de pilote automatique tout au plus d’un “conservateur d’éléments (altitude et cap) qui en fait ne conservait pas grand-chose, si bien qu’il fallait tout se faire à la main. On était les rois du trim !

Par le LCL Durand, commandant de l’EC 3/11 “Corse”, qui commandera par la suite la 7ème Escadre de chasse de St Dizier.

A l’occasion de ce 20ème anniversaire, le meilleur hommage à rendre au Jaguar est de relater une expérience fantastique qu’il nous a permis de vivre. Près de dix ans ont passés, dont trois loin de l’Armée de l’Air, qui ont gommé les souvenirs mais la trame et les émotions restent encore intactes. Que les participants me pardonnent les éventuelles inexactitudes, et leur anonymat, qu’ils ne méritent pas.

3 janvier 1984 – Un détachement du 1/11 et du 2/11 effectue l’exercice Red Flag aux Etats-Unis. Le 4/11 est à N’Djamena, dans le cadre de l’opération Manta, le 3/11 en revient, en parfaite condition opérationnelle : vol en très basse altitude, rejointe silencieuse et autonome des ravitailleurs Cl35 ou C16O, décollage lourd avec armement réel, tirs de munitions “live” dans le désert, toutes les procédures de guerre sont bien assimilées. Le 3 janvier 1984, les souvenirs intenses de la “ligne rouge” du Tchad occupent encore les esprits : nous avons laissé quelque chose d’inachevé, et d’autres nous ont remplacés. Pour le 3/11 de retour, janvier sera consacré au repas familial avant un départ prochain en Afrique, ou à la routine sur une base trop calme. Le 3 janvier 1984, le téléphone a sonné très tôt, n’y aura plus de vacances pour le 3/11. Le commandant de base tient à nous parler… du Liban. Le porte-avion Clemenceau ne peut pour des raisons techniques assurer sa présence au large de Beyrouth. L’Armée de l’Air prendra le relais du mois de janvier à partir de Solenzara avec une dizaine de Jaguar. Nous sortons quelque peu ahuris du briefing pour découvrir trois Transall prêts à être chargés de munitions réelles. C’est donc vrai, c’est pour nous et tout de suite. Alors le temps s’arrête. N’Djamena se confond avec Toul malgré la grisaille. Les automatismes se remettent en marche pour la constitution de la cellule RAPACE : désignation des pilotes, mécaniciens, choix des avions, des armements, préparation des contre-mesures, des cartes… Une seule directive est donnée : destination inconnue, mission Top Secret. Secret de Polichinelle puisque le journal “Le Monde” dévoilera deux jours plus tard notre mission. Le 4 janvier l’alerte est prise à Zara et les pilotes se familiarisent avec la Corse et la Sardaigne tandis que les mécaniciens stockent les armements. Le 5 janvier à Hyères, nos amis de la 17 F qui ont bombardé la plaine de la Bekaa deux mois plus tôt nous livrent leurs “trucs”, cartes, photos et conseils précieux. A 16 h OO, le patron de l’opération CHEVESNE donne à Istres un briefing mémorable aux chefs de détachement Transports, ravitailleurs et Jaguar : quelques semaines auparavant, nous étions tous sans exception à N’Djamena. Le temps se répète.

But de l’opération : effectuer une mission de bombardement au Liban avec six Jaguars. Les objectifs virtuels sont donnés. Seuls trois messages codés des Jaguars intéressent la base : nombre d’avions touchés, nombre d’avions abattus, armement délivré ou non. Le décor vient de tomber brutalement. Ce n’est plus une vague alerte, c’est une préparation de mission de guerre à 16OO NM de sa base. Et pour clore ce briefing, de découvrir l’angoisse de l’Etat-Major : est-on en état de délivrer précisément son armement après trois heures et demi de vol ? Qu’à cela ne tienne ! “4 Jaguar effectueront un tir de bombes 250 Kg demain matin à Captieux après quatre heures de vol”. Les C135 décollent d’Istres et nous de Zara, il nous faut rapidement “monter” la mission, deuxième édition des missions Tchad. Mon pilote de Fouga, plus gradé, s’impatiente car il n’est pas lâché de nuit, et le crépuscule est déjà loin. Le temps s’accélère. “Ecoute bien, rendez-vous 07 h00 Z, niveau 240, coordonnées X Y (en Méditerranée), rejointe standard, tu me ballades où tu veux et tu me lâches trois heures et demi plus tard à 200 NM plein Ouest de Cazaux. Rejointe radio-radar sur Marsan après le tir. “Ça marche ?”.

Pas de problème. “Sois à l’heure demain”.

Et le lendemain, ça a marché : vol de cinq heures et demi, les bombes au but en passe ops et en patrouille. L’Etat-Major était rassuré sur la crédibilité de la mission et satisfait de ses ouailles. Il ne lui manquait que quelques menus détails qui auraient modéré ses louanges : survol du territoire pendant trois heures avec armement réel (on avait oublié que ce n’était pas autorisé), des cumulonimbus sur Marsan et des parties de cache-cache avec le ravitailleur, d’où des débuts de ravitaillement avec seulement 600 kg restant et “ça a marché” parce que nous sommes certains d’être aguerris, surentraînés et les meilleurs. Nous baptisons ce cocktail du nom de Baraka (eh oui, Charlie) et nous décidons de garder ce nouvel ami tout le mois de janvier. Le décret est approuvé au bar à l’unanimité. Surentraînés nous le sommes puisque le 16 novembre, JR et BRUN ont fait un vol de 07 h 40, et que le 15 Décembre Polo, Patrick, Jean-Michel et Guy ont fait un vol de 10 h20 en biplace. Ce vendredi soir, nous repassons le film de la semaine, envisageons le travail de préparation, l’organisation, le mode d’entraînement et puis vaticinons. Nos idées étaient claires quand le bar fut vide. Le vendredi soir, le temps s’assagit.

La préparation.

Préparation Mission Chevesnes. Wagner-Engel-Durand-Juste-Lascourrèges
Préparation Mission Chevesnes. Wagner-Engel-Durand-Juste-Lascourrèges

La base de SOLENZARA offre des conditions exceptionnelles de préparation et d’entraînement à une “opération chirurgicale”. Protégés des sollicitations quotidiennes par la Méditerranée, rassurés par l’environnement coutumier, isolés et concentrés sur un projet unique, les personnels sont rapidement au maximum de leur efficacité. Par ailleurs, la “contubornalité” crée l’esprit d’équipe, développe connivence et complicité nécessaires aux vols en patrouille en silence radio. Mais c’est au plan tactique que Zara présentait un avantage déterminant : le relief de la CORSE est très similaire à celui du Liban. Ceci saute aux yeux lorsqu’on juxtapose les cartes en relief : barrière montagneuse à l’Ouest avec des vallées encaissées et plaines à l’Est. Ainsi, pour effectuer l’entraînement quotidien proche de la réalité, il suffisait de déterminer des objectifs en CORSE dans un environnement comparable à celui du Liban et des itinéraires d’accès (vallées) ressemblants. A la fin du week-end, les missions étaient prêtes, les cartes tracées. Les pilotes s’étaient répartis en différents groupes de travail, responsables chacun d’une partie de la mission :

– rejointe des ravitailleurs et convoyage aller-retour.

– percée, itinéraire basse altitude aller-retour.

– approche et attaque de l’objectif.

Les grandes nouveautés de ce détachement étaient :

– l’utilisation de cartes en relief, indispensable pour apprendre par cœur un itinéraire tortueux.

– l’inter visibilité, ou comment grâce aux ordinateurs déterminer l’itinéraire le moins vulnérable. L’artillerie sol-air était d’une densité rare, et nos trois officiers de renseignement recevaient chaque jour l’actualisation des positions des sites ZSU ou missiles. Ainsi chaque jour, il fallait vérifier ou modifier nos itinéraires et la préparation était toujours inachevée. Mais elle était suffisamment avancée pour que l’on commence l’entraînement.

L’entraînement.

Les patrouilles de guerre sont formées. Chaque leader a son équipier attitré pour la durée du séjour. Chacun apprend à voler à sa place. Les commandants d’escadrille programme un vol de 6 JAGUAR par demi-journée, dont le profil est toujours le même : décollage, montée FL 200, percée à 1OO NM plein Ouest de la CORSE, pénétration très bas sur l’eau puis dans les vallées en colonne de patrouilles, suivi de terrain jusqu’à un objectif et retour TTBA jusqu’à la côte. La partie “équivalente” est alors terminée et le retour se fait via le champ de tir de Diane pour un tir OPS de 2 ou 3 bombes. Le dernier avion de la patrouille est souvent un biplace qui permet d’emmener un pilote de passage ou d’une autre escadre. A la vue de son visage en retour de mission, nous mesurons les progrès de la patrouille. Car ce qui restera dans les mémoires de tous les participants, ce sont les fonds de vallée, les passages 3/4 dos le long des reliefs, les plongeons dans l’autre versant après l’effleurement des cimes, les largages d’IR (infra rouge), sur l’eau pour connaître l’altitude minimum de tir (ces nouveaux équipements arrivent pour l’occasion). Mais plus les jours passaient, plus nous étions prêts et plus le retour du Clemenceau approchait. Cet entraînement, ces efforts allaient-ils perdre leur sens ?

BEYROUTH

Le 18 janvier à 16 H00, l’ordre tombait : mission de reconnaissance sur BEYROUTH à quatre avions. Mission tactique, quadrillage photo d’un quartier pour l’ambassade de France menacée, et mission politique, démonstration de la présence effective de l’Armée de l’air.

 AMBASSADE DE FRANCE de BEYROUTH
AMBASSADE DE FRANCE de BEYROUTH

Le lendemain, un C 16O décollait très tôt avec des mécaniciens prêts à nous secourir en cas de déroutement de JAGUAR sur l’itinéraire. A 0830, nous décollions de Zara, Lascou, Duduche et Engie, et le spare Wagner qui ferait demi-tour, dès le rassemblement avec les ravitailleurs effectué. Exceptionnellement, la météo était mauvaise et les contrôleurs d’interception en sport. La rejointe IMC fut laborieuse, je rassemblai le deuxième ravitailleur, puis tout revint dans l’ordre : ravitaillements, interception par deux F 14 à 300 NM de BEYROUTH, percée, passage sur le Suffren au large de BEYROUTH, survol de la ville à 12H00 précises avec largage de paillettes et d’infra-rouge, rejointe des ravitailleurs et long , très long retour. Les films étaient rapidement développés et envoyés dans l’heure à PARIS, au ministère. Le Champagne coulait à flot lorsque le C160 des mécaniciens atterrit. Il y avait quatre bienheureux qui revenaient d’une mission de 6000 km ; mission plus simple que celles qui étaient préparées. Mais nous venions de manger la cerise sur le gâteau, la perspective d’une mission réelle s’amenuisait chaque jour.

TRISTE FIN.

Le retour du porte-avions était prévu le 26 janvier. Mais le 25, l’avion de notre ami CROCI était abattu au Tchad. Le dispositif français devait être renforcé. Plusieurs avions quittaient le soir même la CORSE pour ISTRES, et AMOURETTE nous lâchait pour prendre l’alerte le lendemain… à BANGUI. Le “Clemenceau”, était en route pour le Liban. Au large de la SARDAIGNE, un défilé de sept JAGUAR, leadé par JEL, lui souhaitait bonne chance. Nos missions ne pouvaient plus avoir le même sens. Le dimanche 29, les sept JAGUAR étaient de retour à TOUL, dans la plus grande intimité. La veille, le retour du Red Flag avait été fêté en grande pompe. Les préoccupations de l’Armée de l’air s’étaient déplacées vers le Grand Sud. L’opération CHEVESNES était déjà un souvenir. Mais quel souvenir !

La relève avec le PA
La relève avec le PA

Epilogue heureux

Ces expériences, Red Flag, Tchad, Liban, ont enrichi l’acquis professionnel et culturel des unités de JAGUAR, puis de l’Armée de l’air. Partagées dans les escadrons, transmises en vol aux nouvelles générations, elles ont élevé leur niveau opérationnel. Les jeunes pilotes de l’opération Chevesnes étaient commandant d’escadron lors de la guerre du Golfe. A notre tour d’être fiers d’eux.

Une réponse sur “Opération Chevesnes au dessus du Liban”

  1. Par hasard un ami m’a envoyé l’adresse du site, j’ai cliqué sur le récit de cette opération aérienne sur le Liban.
    M’intéressant à l’histoire militaire du XX° siècle, j’avoue que je connaissais pas cette opération et ses préparatifs. Bravo!
    un petit détail: La photo avec la légende ambassade de France à Beyrouth n’est pas exacte. Cette photo montre La Résidence des Pins jouxtant l’hippodrome de Beyrouth. Cette résidence avait été des locaux diplomatiques, jusque dans les années soixante dix. Dés le début de la guerre civile, cette infrastructure française se trouvait sur la ligne de front entre les Chrétiens à l’est et les musulmans à l’ouest. Les services diplomatiques et l’ambassadeur ont donc déménagés à Baada banlieue de Beyrouth. Cette résidence a servi d’état-major à l’armée française durant la FMSB, puis de centre des observateurs français ”les casques blancs” entre 1984 et 86. Cette mission d’observation a eu 7 tués dont 2 officiers et un Major de l’armée de l’air . Merci de m’avoir lu.

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