Un Jaguar en perdition au-dessus de l’Amazonie

Un Jaguar en perdition au-dessus de l’Amazonie

Quand le travail d’équipe sauve la mise…

 

par Airy Chrétien, ex-pilote de l’Escadron de chasse 1/11 Roussillon

        Les avions de chasse ont une vitesse féline, mais leur course rapide est généralement assez courte. Au-delà d’une heure à une heure trente de vol, selon le nombre de bidons emportés et le régime de vol, le ravitaillement en vol devient rapidement indispensable pour augmenter l’allonge.

       C’est ainsi que la projection de ces puissantes machines de guerre, au-delà des mers, requiert l’assistance de ‘’stations-services volantes’’ : les ravitailleurs en vol. L’Armée de l’air en possédait alors onze, répartis sur les terrains d’Istres, Avord et Mont-de-Marsan (ils sont aujourd’hui peu à peu remplacés par une flotte de 15 Airbus A330 MRTT ‘’Phénix’’ sur la base d’Istres). Outre le kérosène, ces gros-porteurs permettent également de déplacer les personnels et le matériel nécessaires à la mission.

        Un convoyage d’avions de chasse est le théâtre idéal des renversements inattendus de situation. Une croisière ‘’tranquille’’ au niveau de vol 240 (7.300 mètres d’altitude) à la vitesse indiquée de 300 nœuds (soit 420 nœuds ou 775 km/h de vitesse propre) peut ainsi dégénérer le temps d’un incident technique soudain.

       Celui dont il est question ici a eu lieu le 27 septembre 1988, au-dessus de la forêt amazonienne, lors d’un convoyage ‘’Red Flag’’. Ce type de projection engageait généralement 12 appareils (4 ravitailleurs Boeing C135FR et 8 avions de chasse Jaguar et Mirage F1) et une centaine d’aviateurs. A l’époque, cet exercice interallié, créé à l’issue de la guerre du Vietnam, était l’un des plus importants et réalistes au monde, rassemblant des centaines d’avions autour d’une vaste zone d’exercice (‘’range’’ de 100 par 180 km, grand comme la moitié de la Suisse), le camp de base se situant sur la base aérienne de Nellis, à proximité de Las Vegas, dans le désert de Mojave (Nevada). ‘’Red Flag’’, auquel l’Armée de l’air française a régulièrement participé depuis 1981 (le ‘’rêve’’ de tous les pilotes de chasse), était ainsi le pendant de ‘’Top Gun’’, exercice équivalent pour l’US Navy Fighter Weapons School, et très médiatisé par le film éponyme… Aujourd’hui, les Mirage 2000 et Rafale ont remplacé les Mirage F1 et Jaguar.

27 septembre 1988

      Me voici donc sur le cahier d’ordres pour effectuer la 3ème étape du convoyage (après Istres-Dakar et Dakar-Récife) : Récife (Brésil) – Cayenne (Guyane française). J’étais alors lieutenant pilote sous-chef de patrouille à l’escadron de chasse 1/11 ‘’Roussillon’’ basé sur la Base aérienne 136 de Toul-Rosières. Je me vois attribuer le Jaguar biplace E38, ayant le bonheur de partager ce vol avec le capitaine Philippe Claisse, observateur de l’exercice ‘’Red Flag’’ et pilote de Mirage 5 à la 13ème escadre de Colmar dans la ‘’vie de tous les jours’’. Il est aujourd’hui commandant de bord instructeur chez Air France.

        Le dispositif est lourd : dans un fracas très matinal au-dessus des hôtels de luxe de la Riviera brésilienne et de quelques favelas, quatre cellules, constituées chacune d’un Boeing ravitailleur et de deux avions de chasse, décollent à 15 minutes d’intervalle du terrain de Récife, sur la partie la plus orientale de l’Amérique latine. Les avions se rassemblent et entament leur montée coordonnée vers leur niveau de croisière, prenant le cap Nord-Ouest vers la Guyane. Tout se déroule à merveille jusqu’à … ce petit frétillement que je détecte sur mon avion à mi-parcours : mes aérofreins semblent s’être légèrement déverrouillés, et occasionnent un freinage indésirable alors que le kérosène est chose précieuse au-dessus d’un milieu hostile comme la forêt amazonienne. Nul besoin de préciser que j’avais pourtant respecté à la lettre, comme tous mes camarades pilotes de Jaguar, le commandement ‘’Tu ne toucheras point aux aérofreins en convoyage’’. J’actionne à plusieurs reprises la manette de commande pour tenter de rentrer ces satanés aérofreins, qui prouvent encore leur terrible efficacité. En vain. Etant en biplace, je demande alors à mon passager de bien vérifier la position de sa manette et de l’actionner dans le sens de la rentrée. Ni une, ni deux : les aérofreins se déploient alors totalement dans le sens de la … sortie, pour rester définitivement bloqués dans cette position malencontreuse.

Photo pris pendant la mission ; on remarque les aérofreins qui sont sortis
Photo pris pendant la mission ; on remarque les aérofreins qui sont sortis

Les événements s’accélèrent

          alors et nous extirpent violemment de la feuille de route… Ma vitesse chute rapidement, de 300 nœuds indiqués vers moins de 200 nœuds. J’alerte l’équipage du Boeing ravitailleur et me vois alors contraint d’initier une descente rapide pour conserver un minimum de vitesse et ne pas décrocher. De 24.000 pieds, l’altimètre dévisse rapidement, et la forêt se rapproche de nous, comme pour nous absorber. Ignorant l’altitude de rétablissement dans une atmosphère aussi chaude (ISA+20°C), je demande à mon passager de bien resserrer son harnais de siège éjectable, au cas où. Il s’en souvient encore… Nous nous retrouvons rapidement seuls dans le ciel bleu tropical, temporairement abandonnés par notre Boeing, le second Jaguar ayant dû suivre ce dernier afin de poursuivre ses ravitaillements en vol.

          C’est le branle-bas de combat pour le lieutenant-colonel Dominique Lowenstein, commandant de bord C135 et chef du dispositif de convoyage ce jour précis, et l’ensemble des équipages, pilotes et mécaniciens. Tandis que les cerveaux s’échauffent pour réorganiser les patrouilles et m’affecter un ravitailleur, j’ai fini par stabiliser mon avion à moins de 14.000 pieds (j’ai donc perdu plus de 3.000 mètres) à la vitesse de 190 nœuds, vitesse ‘’comateuse’’ pour un avion de chasse (environ 450 km/h de vitesse sol). Mes deux réacteurs Adour sont poussés à fond depuis l’incident, les températures sont au maximum, et je crante régulièrement la postcombustion pour ne pas descendre davantage. Voulant anticiper la perte éventuelle d’un de ces réacteurs, qui nous aurait fait chuter jusqu’à la canopée verdoyante, je décide de nous rapprocher du littoral : la veille, lors du briefing général, un spécialiste sécurité nous avait en effet rappelé qu’un équipage éjecté au-dessus de l’Amazonie, avait très peu de chance d’être retrouvé… Nous avons donc le choix entre caïmans et requins. Nous optons pour la voie du milieu : la plage, et éventuellement les petits terrains de secours parsemant cette vaste zone, que traquait mon passager, très motivé à cette tâche. La postcombustion, toujours très gourmande, entame rapidement mes réservoirs de carburant. Une demi-heure de grande solitude est passée depuis cette sortie indésirable des aérofreins, longue parenthèse d’une lutte acharnée entre aérofreins et postcombustion, ponctuée d’échanges radio avec le reste du dispositif devenu invisible. Le chef du dispositif, aidé par les équipages et les directeurs de vol chasse, a réussi à libérer l’un des Boeing C135 de ses chasseurs pour lui faire faire un demi-tour et descendre me retrouver plusieurs milliers de mètres en dessous et 100 nautiques derrière (180 kilomètres) par une rejointe face-à-face (mais décalée pour intégrer le large diamètre de virage du C135).

Le Jaguar biplace d'Airy
Le Jaguar biplace d'Airy
Le trajet du convoyage
Le trajet du convoyage

Un final musclé

          Je rejoins tant bien que mal, mais avec grand soulagement, l’imposant quadriréacteur, et tente de réaliser mon premier ravitaillement hors normes : à 190 nœuds, et malgré une sortie partielle de mes volets de sustentation, mon angle d’incidence est tel que la perche centrale de ravitaillement de mon Jaguar biplace peine à se verrouiller dans le panier de ravitaillement (contrairement au ravitaillement sur Jaguar A monoplace, réalisé par une perche latérale escamotable). La manœuvre se fait nerveuse, et il rentre autant de kérosène dans mes réservoirs qu’il en fuit de ce panier, par l’extérieur. Mon parebrise devient gras et trouble fortement la visibilité avant, me faisant piloter un peu au jugé. Petit bonus : une vapeur très odorante de kérosène envahit la cabine et nous oblige à passer sur oxygène 100%. La raison en est simple : l’écope de pressurisation-climatisation, à l’arrière supérieur du cockpit, absorbe une partie du pétrole qui nappe le Jaguar. La chaleur en cabine est étouffante, et nos tenues étanches (portées en cas d’éjection en mer) nous font mijoter à petit feu. L’air est un peu turbulent, et l’avion est très instable à ces vitesses. Je dois cranter la postcombustion très régulièrement pour tenir le contact avec le panier du ravitailleur. Aucun entraînement de la sorte n’est réalisé lors des formations au ravitaillement en vol. Il me faudra improviser et réaliser cinq tentatives pour parvenir à réaliser trois contacts efficaces : je prends ainsi plus de 8 tonnes de kérosène en trois contacts échelonnés sur la seconde moitié de l’étape.

          Lorsqu’enfin, avec le directeur des vols Jaguar, nous calculons que le dernier ravitaillement me permet de rejoindre en croisière descendante le terrain de Cayenne-Rochambeau, c’est le bonheur pour moi et mon passager… La suite du vol se déroule de manière plus habituelle, aux aérofreins près. Atterrissage sur le terrain de Cayenne, après plus de quatre heures de tension extrême. Nous sommes ‘’rincés’’, mais sommes accueillis par le colonel Pierre Laulhère, chef du détachement français de Red Flag, qui s’avance vers nous avec … deux bières fraîches, et un mot de réconfort. Trente-deux ans après, Philippe et moi lui en sommes encore reconnaissants.

          Tout comme nous le sommes pour l’ensemble de nos camarades qui ont sauvé notre félin en perdition des griffes de l’Amazonie… Un remarquable travail d’équipe, à tous égards : l’essence opérationnelle même ! Un mécanicien Jaguar a fini par trouver l’origine du problème : un petit contacteur défectueux sur le circuit électrique des aérofreins. Comme toujours : ‘’Petites causes, grandes conséquences’’. Et le temps passant, il en reste d’émouvants souvenirs !

Et comme pour boucler la boucle, je me suis retrouvé moi-même affecté comme pilote de Boeing C135FR quelques années plus tard sur la base aérienne 125 d’Istres. Une autre page de vie et d’autres belles aventures. Mais ceci est une autre histoire.

’A la chasse, bordel’’ ! Et au ravitaillement en vol aussi…

Quelques jours plus tard, Airy à Nellis avant un e mission sur le Range avec tir missile AS 30
Quelques jours plus tard, Airy à Nellis avant un e mission sur le Range avec tir missile AS 30

3 réponses sur “Un Jaguar en perdition au-dessus de l’Amazonie”

  1. Salut Airy, jet suis le pompiste du C135 , sacré souvenirs de ce ravito au dessus du percil amazonien.

  2. Merci pour ce récit épique et le partage de l’ambiance électrique du cockpit. On comprend toute l’importance et le rôle de chacun des membres de l’équipe lors de telles missions. Bravo à tous les passionnés de l’air pour leur sang froid.
    Corinne

  3. Je viens, avec retard, de tomber sur cette belle page aéronautique en écrivant mes souvenirs, car le 28 septembre, en tant que colonel attaché de l’air adjoint à Washington, j’accueillais sur la base de MacDill, en Floride, Laulhère, connu à la 33 en 73/75, et votre détachement. Mais, détail qui vous a sans doute échappé, pendant que, le 29 , vous voliez vers Nellis, je rentrais en voiture vers Orlando quand, sur l’Interstate n°4, toutes les voitures se sont arrêtées pour voir, 70 kilomètres à l’est, le trait de fumée blanche dans le ciel laissé par la navette Discovery, première reprise des lancements navette après l’explosion de Challenger le 28 janvier 1986 ! Donc quels souvenirs de cette mission à MacDill ! “À la Base, Chordel “! ( Ex OR au 1/3 Navarre, 10 vols en biplace F-100F à Lahr/RFA en 1963/64

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