Un carnet de vol recèle de tant de souvenirs. En voici un, concernant notre chère 11e escadre de chasse. Je lis « 23 novembre 1961–F100F numéro 936, 1h45, leader défilé sur Strasbourg ». J’étais alors commandant de la 11 à BREMGARTEN.
Une énorme cérémonie militaire avait lieu ce 23 novembre dans la capitale alsacienne, je ne sais plus à quelle l’occasion, en présence du général De Gaulle, président de la république. Un non moins énorme défilé aérien devait la survoler. Toute la chasse du nord-est F100, F84F, RF84, RF86 K, MYSTERE IV, soit les 1ères, 2e, 3°, 4e, 7e, 9e, 11e, 13e, 30e et 33e escadre. À quatre patrouilles de quatre avions pour chacune cela faisant plus de 160 avions avec les spares. Nous n’avions jamais vu cela, même au 14 juillet à Paris, et il est sûr qu’on n’est pas prêt de le revoir.
La 11, allez savoir pourquoi… désigné comme « leader ». L’affaire fut donc soigneusement préparée sur un vaste assemblage de cartes au 1/100 000, sous la direction du chef des opérations, Xavier Dechelette, chargé aussi de la coordination avec les autres escadres. Il fallait d’abord définir la méthode de constitution du défilé. Chacun donnant son avis, il y eut plus de VERBA que RES ! Je fis quand même prudemment deux vols d’étalonnage du circuit et du timing établi.
Le jour J, le rassemblement d’un tel dispositif fut une manœuvre quasi stratégique. En partant de Bremgarten vers le nord, un tour et demi d’un vaste hippodrome allant de Haguenau à Bâle, en ramassant tangentiellement au passage les diverses autres escadres tournicotant elles-mêmes sur autant de petits hippodromes inscrits dans les grands judicieusement répartis dans la plaine du Rhin. Le tout en suivant le timing très serré défini à partir de l’heure du passage à Strasbourg.
Météo = soleil sur une grande moitié sud de la plaine du Rhin, brouillard bas sur la partie nord. Les RF 84 F de la 33e escadre de reconnaissance ne purent pas décoller de Strasbourg Enzheim. Personne, à aucun niveau, ne parla d’annuler… Petit problème radio = les avions américains (la majorité) étaient en UHF et les Français en VHF (c’est-à-dire les Mystère IV). Équipé UHF et VHF les Vautours devaient faire le relais.
Pendant cette longue mise en place, il est quand même tombé trois avions, avec des ennuis de réacteurs. Un RF86 K, deux F84 F, dont l’un pu « faire » Phalsbourg et s’y poser (je crois que c’était Keller, détaché de la 11 à la 9 pour passer son brevet de chef de patrouille) les deux autres pilotes s’éjectèrent.
Bien sûr, j’avais pris un biplace F100F, avec en place arrière « Nicolas » Lécuyer, chef de patrouille ancien moustachu pour faire l’horloge parlante et contrôler le timing. Le rassemblement s’est bien déroulé, d’où les réflexions satisfaites de Lécuyer dans l’interphone, du genre « on n’est pas des Charlots ». Autre intérêt du biplace F100F ; il était équipé d’un répondeur spécial que n’avait pas le F100D, permettant à un radar de poursuite situé sur les hauteurs de la Forêt-Noire à la station de Horninsgrinde, de la distinguer dans les Échos de sol. Et donc d’assurer éventuellement (on était en novembre…) un semblant de guidage pour la finale avant le passage.
Au-dessus de la mince couche de brouillard bas d’où la flèche de la cathédrale de Strasbourg émerge à peine par instants, je reçus ainsi quelques indications de cap, confirmant d’ailleurs celui que je tenais.
Cela s’est donc bien passé. On était pile à l’heure sur le défilé au sol. Les spectateurs nous ont bien vus passer dans les écharpes de brouillard. Il paraît même que cela avait de la gueule… Seul inconvénient avec cette très, très longue colonne de patrouille : la dérive. Car il y avait un léger vent, ce qui a un peu décalé la dernière partie du défilé par rapport au sol. En effet, le leader de la dernière escadre ne faisait que suivre la colonne sans pouvoir se recaler à vue exactement sur la route sol en finale.
Ce fut quand même une sacrée manip. Le général Accard, commandant le CATAC à Lahr (il y avait pas encore de FATAC), nous adressa une lettre manifestant sa satisfaction, en connaisseur. Moralité. Dans cette affaire comme toujours, la 11 avaient été à sa place, c’est-à-dire DEVANT.
Pierre Faure : pilote, commandant d’escadre 1960–1962