Jeune chef de patrouille sur Jaguar, le Capitaine Jean-Marc Denuel (77) a été, de septembre 1984 à octobre 1986, le premier pilote de combat de l’Armée de l’air participant à l’échange d’officiers entre la Force aérienne tactique et l’Aviation de chasse embarquée de la Marine.
D’abord « amariné » au sein de l’escadrille 59S sur Fouga Zéphyr et sur Étendard IVM, il a ensuite rejoint la flottille 11 F sur Super-Étendard à Landivisiau.
Les deux années d’échange lui ont permis de réaliser plus de 400 heures de vol, près de 90 appontages (dont 13 de nuit) et six mois d’embarquement sur le Foch et le Clemenceau.
LE MATELOT DECROCHEUR
Ce matin-là , je n’étais pas inscrit sur la feuille des vols. Je n’étais pas non plus de permanence en salle d’alerte. Aucune raison de rester là, les vieux « chibanis (1) » de la flottille me l’ont dit : sur le porte-avions, ce n’est pas comme à terre. Ne pas tenter de tout connaître à bord trop vite, apprendre à durer… J’ai été envoyé en échange dans l’Aéronautique navale il y a déjà plus de six mois, mais je n’ai que 10 jours de mer et je ne peux pas me targuer d’être un vieil apponteur ; d’ailleurs, mes résultats récents ne me feront pas grimper sur le podium de la coupe des apponteurs « tricot bleu ». Bref, pour ma première grande sortie sur le porte-avions et au bout d’une douzaine de missions à la mer, je n’ai pas un gros moral et la perspective d’embrasser l’horizon des quatre murs de tôle de ma chambre ne me réjouit pas. Il me faut de la compagnie, ou, à défaut, de la vie et du mouvement. Je décide donc de monter à la passerelle d’admiration : vue sur le pont, grand air assuré et sûrement un peu d’animation.
Je suis verni, le ramassage de la première pontée se prépare. Les avions tournent au-dessus de nos têtes en attendant que leur soit donnée l’opportunité d’engager les brins. Il y a parmi eux des copains de galère, enseignes (2) débutants dans le métier, dont les prouesses face au miroir n’ont rien à envier aux miennes. La ronde des appontages commence. Toutes les 36 secondes environ, les Crusader, Étendard et Super Étendard se présentent. Je suis fasciné par le rythme de cette fantastique orchestration. Le passage dans le groove (3) ne dure pas plus d’une quinzaine de secondes ; très en incidence, les avions approchent au moteur, tout près du second régime : ils semblent en équilibre sur une tête d’épingle ; plus lents, ils tomberaient, plus rapides, ils pourraient casser les presses de frein… ou le brin. C’est pour cette raison, et, bien sûr, au cas où la crosse raterait ses retrouvailles avec le câble, que les pilotes affichent plein gaz dès que les roues heurtent le pont. Les Cruse, dressés sur la roulette de nez, hurlent leur puissance comme des chevaux cabrés. Un Étendard IVP se pose vite et désaxé à gauche. Sur les quelque 70 mètres de sa décélération donne l’impression de se débattre de droite et de gauche avant de s’immobiliser de travers, au bout du pont, le moteur grondant, retenu par la crosse au câble trop tendu par la puissance du réacteur. « Les Poney » (4) surgissent du boulevard et, en le repoussant par les ailes, aident l’insecte de métal bleu à se libé rer de sa toile d’araignée.
J’en ai trop vu, j’ai le moral définitivement dans le baquet. C’est trop difficile. J’étais pourtant chef de patrouille dans mon escadron, je rentrais de Red flag (5) juste après avoir participé à la mise en place de l’opération Manta au Tchad… Une petite gloire pour un pilote de Jag. Il ne me restait plus qu’à attendre, paisible, un commandement d’escadrille chez les Sphynx. Mais qu’étais-je venu faire dans ce cirque ? Hébété, je décidais de me retrancher dans ma chambre, à l’abri des regards indiscrets qui auraient pu déceler ma détresse naissante. Dans l’ascenseur minuscule qui me ramenait au pont principal, je fixais une photo du porte-avions au mouillage de nuit pour ne pas croiser le regard du « quatre galons » qui était monté avec moi. « Belle photo, pas vrai ?» Cest le chef PEH (7), genre vieux loup de mer buriné par les embruns qui vient de m’adresser la parole. Je dois grommeler une réponse en m’escrimant sur le système d’ouverture des portes de « monte-charge » d’un autre âge pour m’enfuir dans la coursive obscure.
Quelques jours ont passé. On dirait que cela commence à rentrer. J’ai assimilé mes erreurs et mes derniers appontages sont plutôt bons. Bien sûr, ça ne mérite qu’une pine à trois heures dans le carnet noir des officiers d’appontage (OA) mais, pour le moment, je m’en satisfais. J’arrive maintenant à lire la route aviation quand je rentre dans le circuit d’appontage et je ne me retrouve plus divergent en vent arrière. Je sais aussi analyser la vitesse du bateau en fonction de la taille du sillage, ce qui permet d’être renseigné sur l’importance du phénomène aérodynamique que l’on va rencontrer en entrant dans le groove. Plus le bateau va vite et plus la pompe est forte en sortie de dernier virage. Il faut alors réduire pour conserver l’assiette et la pente, à vitesse constante. Mais on n’a pas plus tôt résorbé son problème d’assiette, de pente ou de vitesse qu’il faut rajouter du moteur pour ne pas tomber dans la dégueulante en courte finale. Et puis, qui dit forte allure, dit machine en avant toute et cheminée fumante. Chaude et noirâtre, la fumée enveloppe l’avion en se combinant au phénomène de pompe, en sorte qu’il faut encore plus réduire tellement l’air est porteur avant de réagir encore plus promptement pour ne pas voir le tableau arrière de trop près. De toute façon, si vous arrivez à faire tout cela, vous sortez forcément désaligné, parce que comme le porte avions file ses vingt nœuds ou plus et que la piste est désaxée de huit degrés, à un vous êtes en face, à deux, vous êtes en vrac. « Du pied à droite » ordonne l’OA. Ben oui, mais quand on met du pied, on induit plus de traînée et moins de portance et l’avion tombe. D’ailleurs, il demande de rajouter des gaz : « Moteur ! Plein pied à droite » mais le pont se rapproche. BIP (8) ambre, c’est quelques nœuds de trop, on accélère… et on ne peut plus levez le nez, pas question d’arrondir. Le meatball (9) monte, monte dans sa cage de verre, surtout ne pas le perdre. Pousser le manche vers l’avant, Pan, brin 4, désaxé. Ça freine fort ! Plein gaz tout de suite, mais pas trop longtemps pour ne pas mettre le brin en tension et permettre le rappel de l’avion en arrière qui fera tomber le brin du sabot de crosse. Bon sang, je ne recule pas. Encore raté ! J’ai dû freiner, c’est sûr.
Les Poney autre nom des PEH, se précipitent sur mon avion le long de chaque aile pour libérer le brin. Un tonnerre se déclenche au-dessus de ma tête : c’est mon équipier qui remet les gaz, comme pour souligner ma maladresse. Le chien jaune, encore plus énervé que d’habitude, me fait des signes « appuyés » pour que je sorte de la piste oblique.
Le soir, le pacha fait savoir aux jeunes apponteurs qu’un wave-off» provoqué par l’encombrement du pont, c’est du pétrole et du temps perdu… à bon entendeur…
Le soir, au bar, les anciens y vont de leur conseil : c’est pourtant facile, « tu impactes », tu mets plein gaz, tu sautes sur le “bitard” de la crosse (à côté de la palette) pendant que ça décélère (fort !), tu te trompes pas, parce que si tu relèves la palette, le train rentre vu qu’il est allégé pendant la décélération ; là, il est temps de réduire à fond, sinon tu ne profites pas de l’élasticité des brins mais pas trop tôt, sinon l’OA te colle une pine (10) en bas… et tu en remets tout de suite une louche pour évacuer le pont. Au fait, fais gaffe, si tu n’obéis pas strictement au chien jaune, je le connais, il va te garer la roue avant au bord du pont et le cockpit au-dessus du vide : tu pourras pas descendre. »
C’est fou ce que tout ça me rassure. Une autre bière, maître d’hôtel, pour oublier ! Le chef PEH lui, me prend à part : tu sais, la photo de l’ascenseur, je peux te la procurer… si tu réussis trois sorties de brin d’affilée. Chiche ».
Deux vols sont passés, soldés par deux appos corrects et deux sorties de brin impeccables. Au matin de mon troisième vol, je vais à l’avion confiant. Le loup de mer, goguenard, vient à ma rencontre en piste : « plus qu’un… » ironise-t-il. Je lui réponds d’un sourire que j’espère décontracté et je sors sur le pont en essayant d’évacuer la pression qui m’envahit. Au moment de monter dans l’avion, un matelot s’approche :
«Capitaine » « Oui… »
« Je suis le matelot décrocheur ; je voulais vous dire, ça serait chouette que vous arriviez à vous décrocher tout seul ». Derrière lui, à distance, le chef PEH est tordu de rire sous son casque…
Cette photo, je la regarde souvent ; elle est plus que belle et je ne m’en séparerais pour rien au monde.
(1) – Chiban : maître en arabe ; par extension, pilote chevronné en jargon aéronautique,
(2) – Enseigne de vaisseau lieutenant-
(3) – Groove : phase finale du circuit d’appontage, le tuyau dans lequel on peut voir la tache lumineuse du miroir d’appontage
(4) – poney surnom des appelés qui, sous les ordres des chiens jaunes, s’occupent des mouvements sur le pont d’envol.
(5) – Red Flag : célèbre exercice tactique de grande envergure au Nevada.
(6) Sphynx : insigne de la meilleure des escadrilles de l’EC 4/11, bien sûr.
(7) – PEH : service pont d’envol hangar.
(8) – BIP : incidence mètre à trois lampes ambre, verte et rouge ; les lampes- s’allument en fonction de la vitesse de l’avion•
(9) – Meatball : tâche lumineuse du miroir d’appontage.
(10) – L’OA (officier d’appontage) note chaque appontage à l’aide d’une flèche dite “pine” orientée de midi (excellent) à 6 heures (sécurité engagée)
Quelques photos, pour certaines marquantes de son passage dans la Marine.